Ancien régime

[illustration]

L'étendue des connaissances humaines est impressionnante, ce qui est certainement une bonne nouvelle. Le problème, c'est qu'elle est telle qu'aucun être humain ne peut appréhender l'ensemble des savoirs de l'humanité: même en y consacrant toute sa vie, personne n'aura le temps de tout apprendre, ni la mémoire pour tout retenir — et les chercheurs sont donc obligés de se spécialiser, ils se restreignent à une discipline, et dans cette discipline, se concentrent sur un domaine particulier, dans lequel ils ont une chance de se tenir à jour de ce qui se découvre.

Ce mode d'organisation de la recherche a l'inconvénient de ne pas faciliter les découvertes interdisciplinaires, celles où des compétences multiples seraient nécessaires. La solution la plus efficace reste donc de collaborer avec des spécialistes des autres domaines scientifiques: c'est ainsi que, pour explorer les conséquences d'une de mes découvertes récentes, je me suis mis en tête d'identifier des collaborateurs dont l'expertise pourrait complémenter la mienne.

Il se trouve que cette découverte pouvait avoir des applications médicales, et que les com­pé­tences qui me manquaient devaient se trouver dans le centre de recherche hébergé par l'hôpital voisin. Une petite recherche bibliographique m'avait permis d'identifier un certain Professeur Villain, qui avait beaucoup publié sur le sujet. Je lui avais donc envoyé un email (resté sans réponse), puis un autre (même résultat), pour lui exposer mon projet de collaboration. En désespoir de cause, j'avais fini par téléphoner à son labo, pour enfin savoir s'il serait intéressé, ou s'il pouvait me recommander d'autres collaborateurs.

M. Villain est un homme, mais c'est une voix de femme qui a répondu au téléphone:

« Secrétariat du Professeur Villain, j'écoute ? »

« Euh, bonjour, je suis chercheur dans l'institut situé à côté de l'hôpital, et j'aurais voulu proposer une collaboration avec M. Villain… »

« M. Villain ? Vous voulez dire, le Professeur Villain ? »

« Ben, euh, oui… je lui ai écrit deux fois, mais il n'a pas encore répondu… »

« Ah, mais c'est que le Professeur est très occupé. Vous savez, il est aussi chef de service à l'hôpital, il est professeur à l'école de médecine, il dirige le comité départemental de… »

« Oui oui, je comprends. Mais alors, peut-être quelqu'un d'autre dans son labo pourrait être intéressé par la collaboration ? »

« Ah non, il faut que ce soit le Professeur qui décide. Vous comprenez, c'est lui qui dirige le labo, il faut qu'il valide les décisions de collaborations. Peut-être souhaitez-vous le rencontrer ? »

« Ah ben oui, faisons comme ça. Ce serait possible ? »

La secrétaire ne pouvait pas me proposer de date de rendez-vous avant la fin d'année, plusieurs mois plus tard (« Vous savez, le Professeur est très occupé »). J'ai donc coché cette date dans mon agenda, pour ne pas l'oublier entretemps, et c'est avec une curiosité certaine que je me suis rendu dans le laboratoire de ce fameux Professeur Villain, à la date choisie.

Quand je suis entré dans le labo, une quinzaine de jeunes gens en blouses blanches s'affairait dans tous les sens. Il devait y avoir là des thésards, des post-doctorants, et aussi, apparemment, de nombreux étudiants pré-doctoraux. Personne ne semblait prêter attention à moi; j'en ai donc arrêté un au hasard, dans sa course folle, pour lui dire que je cherchais le Professeur Villain, avec qui j'avais rendez-vous.

Tous les visages se sont tournés vers moi, le silence s'est fait dans la pièce. Mon interlocuteur m'a répété, le visage empreint d'une expression de déférence profonde:

« Vous avez rendez-vous avec le Professeur ? Oh, veuillez me suivre, je suis honoré de vous amener à son bureau… » et, flanqué de trois étudiants pré-doctoraux qui avaient accouru en entendant prononcer le nom de leur Maître, il m'a accompagné dans le couloir jusqu'à une porte sur laquelle se trouvait une plaque métallique indiquant le nom du Professeur, et la longue liste de ses responsabilités en tous genres (« Directeur du laboratoire, chef de service à l'hôpital, professeur à l'école de médecine, directeur du comité départemental de […] »). Ma petite escorte en blouse blanche s'est poliment effacée devant moi, et j'ai frappé à la porte, pendant qu'ils s'éloignaient respectueusement.

Là encore, c'est une voie de femme qui m'a répondu:

« Entrez ! »

Je suis entré dans ce qui était en réalité le bureau de la secrétaire qui m'avait répondu au téléphone. Elle semblait surprise de me voir, il a fallu que je lui rappelle le rendez-vous.

« Ah mais, c'est ennuyeux… le Professeur est absent aujourd'hui ! Il organise une réunion d'information aux donateurs de l'association caritative dont il est le président d'honneur… »

Elle a prononcé cette phrase en me montrant, derrière elle, la porte close qui donnait sur un autre bureau, et sur laquelle se trouvait également une plaque métallique qui détaillait le nom et le pedigree honorifique du maître des lieux.

« Euh, bon, c'est un peu ennuyeux, j'ai moi aussi quelques occupations, je ne peux pas vraiment attendre des mois avant le prochain rendez-vous — surtout si votre professeur me pose à nouveau un lapin… »

La secrétaire semblait mécontente du ton courroucé de ma réponse:

« Ah mais vous savez, le Professeur est une personnalité importante ! Son temps est extrê­me­ment précieux, et s'il a dû aller présider cette réunion en annulant votre rendez-vous, comprenez bien que c'est parce que des intérêts supérieurs l'y ont obligé ! »

Je m'apprêtais à lui répondre que mes intérêts inférieurs allaient se passer de l'aide de son professeur multi-tâches, et partir en claquant la porte, quand nous avons été interrompus par l'entrée d'un homme en costume dans le bureau.

« Ah, Professeur ! Figurez-vous que ce Monsieur désire vous rencontrer ! Je craignais que vous ne soyez absent pour la journée… »

« Hein, absent pour la journée ? Mais non, pourquoi ? »

« Eh bien, c'est la réunion annuelle d'information aux donateurs de votre association caritative, vous savez… je pensais que… »

« Ah, cette réunion ! Non non, ma petite Jocelyne, je me suis éclipsé après cinq minutes ! J'y suis allé, parce qu'on avait un bon resto avant de commencer, mais après, je ne voulais pas y rester — c'est tellement assommant ! J'ai fait ma petite intervention de présentation au début, puis je les ai laissés entre eux… »

La « petite Jocelyne », apparemment pas vexée par cette apostrophe paternaliste, a plutôt choisi de sourire en baissant les yeux, fière que son patron la mette dans le secret de ses manœuvres pour échapper à ses obligations.

« Et donc, vous me disiez que Monsieur souhaitait me rencontrer ? » a-t-il poursuivi en me regardant, mais en continuant à s'adresser à sa secrétaire.

« Oui, il dit qu'il avait rendez-vous avec vous… »

« Ah, un rendez-vous ! Mais vous savez, mon ami, je ne pourrai pas vous accorder plus d'une dizaine de minutes: des rendez-vous, j'en ai tant ! Je déteste faire étalage de mes fonctions, mais il faut que vous sachiez que je suis directeur de ce laboratoire, chef de service à l'hôpital, professeur à l'école de médecine, directeur du comité départemental de… »

« Oui oui, je sais. D'ailleurs, pour éviter de manger sur les dix minutes que vous avez à me consacrer, peut-être pouvons-nous commencer à discuter tout de suite ? Je suis chercheur, je venais vous proposer une collaboration… »

Le Professeur, qui avait d'abord froncé les sourcils après que j'ai eu l'audace d'interrompre la litanie de ses titres et fonctions, a pris un air beaucoup plus affable quand il a compris que je lui proposais une collaboration:

« Ah, une collaboration ! C'est très bien, ça, très bien ! J'adore collaborer, je trouve que notre métier devrait être collégial avant tout. Sachez d'ailleurs que je suis actuellement impliqué dans 18 collaborations, dont 5 collaborations internationales, et que je suis le coordinateur de la plupart d'entre elles… Veuillez me suivre dans mon bureau, voulez-vous ? »

Et il a poussé la porte de son bureau, où je l'ai suivi, pendant que la secrétaire le regardait avec admiration.

Il s'est installé dans le grand fauteuil en cuir derrière son bureau, pendant que je prenais place dans le fauteuil (en cuir aussi, mais plus petit) qui lui faisait face. Je n'ai pas pu m'empêcher de remarquer, suspendu au mur à côté d'une immense baie vitrée, un tableau de peinture abstraite.

« Ah, je vois que vous êtes intéressé par ce tableau ! Oui, c'est une œuvre magnifique, je suis un grand amateur d'art, figurez-vous, et je ne pouvais pas accepter que l'hôpital me fasse travailler dans un bureau aux murs nus. J'ai réussi à les convaincre d'acheter le tableau sur les crédits de l'hôpital, en menaçant de partir dans une autre ville s'ils refusaient… »

Il affichait un sourire satisfait; dehors, j'apercevais en contrebas sur le parking, le ballet des brancardiers qui faisaient entrer et sortir des patients alités, par une porte automatique récalcitrante qu'ils semblaient obligés de maintenir ouverte avec le pied.

« Ah, c'est l'hôpital qui a assuré la décoration de votre bureau ? C'est généreux, j'avais entendu dire qu'il faisait face à de graves difficultés financières… »

« Oui, bien sûr, on aimerait avoir davantage, c'est une évidence. Mais bon, au moins ils ont su reconnaître les vraies priorités. Parce que, vous savez, on ne fait pas de bons traitements sans une bonne recherche médicale en amont, et on ne fait pas une bonne recherche médicale en laissant partir les talents, vous me comprenez ?… »

« Hmm, oui, bien sûr, bien sûr… »

« Mais vous me disiez que vous veniez me proposer une collaboration: vous voulez bien me donner plus de détails ? »

« Avec plaisir ! », et j'ai commencé à lui résumer, en termes simples, la découverte que nous avions faite, les opportunités qu'elle semblait ouvrir en recherche médicale, et l'intérêt que nous aurions à mettre en commun nos compétences sur ce projet.

Il regardait distraitement le mur derrière moi pendant que je lui parlais, il n'avait pas l'air d'écouter attentivement:

« Oui oui, tout ça est fascinant, fascinant… mais vous ne voulez pas me donner de détails ? »

J'étais un peu interdit. Je venais de lui en donner, il n'avait pas eu l'air d'écouter réellement, et il en demandait encore ? Je suis donc entré dans les détails des analyses, j'ai explicité les approximations que nous avions dû faire, décrit les expériences-contrôles, précisé la nature des analyses statistiques… Il avait l'air encore moins concerné:

« Hmm, c'est passionnant, vraiment. Passionnant, c'est de la belle science. Mais moi, j'aimerais bien avoir un peu plus de détails… »

Il a fallu que je lui demande de préciser sa demande, parce que visiblement la communication passait mal. Il m'a regardé dans les yeux:

« Combien ? »

Je me sentais idiot, j'ai dû poliment lui demander de m'expliquer ce qu'il me demandait.

« Enfin, vous êtes étrange, vous ! Je vous demande quelle sera la part de mon labo dans le financement que vous prévoyez pour cette collaboration ! Ne me dites pas que vous découvrez subitement qu'il faut de l'argent pour faire de la science ! »

Moi qui venais de découvrir qu'il fallait des tableaux de maître pour en faire, je n'étais plus vraiment à une surprise près — mais celle-là, non, ce n'en était pas une pour moi: je savais très bien qu'il fallait obtenir des financements, je savais aussi, pour l'avoir douloureusement expérimenté, qu'il fallait en demander beaucoup pour en obtenir un de temps en temps…

« C'est que… pour le moment, c'est un projet non financé. Si vous le souhaitez, nous pouvons déposer une demande de financement collaboratif en commun… »

« Ah, c'est un projet non financé… Hmm, désolé, mon ami, mais je crois que je ne vais pas pouvoir vous aider. Vous savez, mon labo est déjà très occupé, nous avons des projets passionnants, vraiment passionnants, et en nombre infini. Nous ne pouvons pas nous divertir de nos objectifs, pour une collaboration qui n'est même pas financée… »

Je lui en voulais un peu de m'avoir fait attendre des mois, de m'avoir fait venir dans son beau bureau et de m'avoir laissé parler sans m'écouter, pour finalement me dire qu'il était plus intéressé par les financements que par la science que je lui proposais. Je me suis levé en lui tendant la main:

« Eh bien, tant pis alors ! Ç'aurait été un plaisir… mais je comprends que vous n'ayez pas le temps. Peut-être puis-je vous demander un conseil ? Si votre labo ne peut pas collaborer sur ce projet, peut-être auriez-vous un autre labo à me recommander ? Dans mes recherches bibliographiques, j'ai vu que le labo du Professeur Lesage avait aussi un intérêt pour ces questions. Vous les connaissez ? »

Mon interlocuteur est subitement devenu rouge de colère:

« Quoi ? Lesage ? Cet imbécile de Lesage ? Mon petit ami, vous faites évidemment ce que vous voulez, mais sachez que ce Lesage est un homme de la pire espèce ! Il se prétend chercheur, mais il n'est intéressé que par les honneurs, il ne met jamais un pied dans son labo, il est toujours à droite à gauche, à faire des pirouettes devant les politiciens, à faire son intéressant devant les donateurs de l'association caritative qu'il dirige… Non, vraiment, si j'avais un conseil à vous donner, ce serait de vous abstenir de collaborer avec ce genre de personne ! »

Très visiblement, ces deux professeurs étaient en rivalité, et l'évocation du nom de ce Lesage avait métamorphosé ce placide Professeur Villain. Sentant que je pouvais profiter de cette rivalité au prix d'un petit mensonge, j'ai glissé avec malice:

« Ah zut, c'est dommage… Parce que ce Professeur Lesage m'avait écrit il y a quelques semaines, pour me demander si je souhaitais lancer un projet en commun, suite aux découvertes que nous avons faites… Bien sûr, je me suis renseigné, et j'ai préféré venir vers vous, vous me semblez un collaborateur bien plus fiable. Mais si vous ne pouvez pas… »

« Allons, allons, je n'ai pas dit que je ne pouvais pas ! C'est juste que, vous savez, nos moyens sont comptés, et que je ne peux pas m'engager sur une collaboration non financée… Mais si vous insistez, eh bien ma foi, on peut peut-être tenter cette demande de financement collaboratif dont vous parliez, et si nous sommes financés, alors évidemment, je serais heureux de collaborer avec vous. Ce que vous faites est vraiment intéressant, vraiment. J'ai adoré votre petit exposé de tout à l'heure, c'est vraiment de la belle science… »

C'est ainsi que nous avons décidé de déposer conjointement une demande de financement collaboratif. Les choses étant ce qu'elles sont, les agences de financement refusent tout dossier qui leur semble trop spéculatif, elles exigent des données préliminaires — on est, bien souvent, amenés à réaliser la moitié du projet à l'avance, pour leur montrer qu'il est faisable, et les convaincre de financer la moitié qui manquait. Il fallait donc que nos deux labos travaillent ensemble à produire ces données préliminaires, pour que nous ayons une chance de faire financer notre collaboration.

Il m'a amené à la pièce où, un peu plus tôt, j'avais croisé cette nuée de jeunes chercheurs en blouse blanche. À notre entrée dans le labo, le silence s'est fait, et toute l'équipe a adressé un sourire reconnaissant au Professeur.

Celui-ci ne semblait d'ailleurs pas tout à fait familier des lieux; il a commencé par m'amener dans la chambre froide en pensant y trouver le bureau des thésards, puis, revenu dans la salle des paillasses, s'est adressé à une jeune fille:

« Euh, dis-moi, Nathalie, tu peux me rappeler où se trouve votre bureau, aux thésards ? »

Nathalie a rougi, elle a enlevé ses gants et nous a amenés de l'autre côté du couloir, en glissant:

« Avec plaisir, Professeur ! Mais, vous savez, je ne m'appelle pas Nathalie… moi, c'est Lucia. Nathalie, c'était la stagiaire de l'an dernier… »

Le Professeur lui a répondu sans la regarder:

« Ah, pardon Lucia, oui, c'est vrai, Lucia… Ah oui, je reconnais, c'est là, le bureau des thésards ! » alors que nous entrions dans une pièce où plusieurs jeunes chercheurs pianotaient sur des ordinateurs. Ils nous ont regardés avec crainte quand nous sommes entrés.

« Euh, non, ça, c'est notre bureau, celui des postdocs. Vous savez, Professeur, je ne suis pas thésarde, je suis postdoc… »

Le Professeur commençait à s'impatienter de toutes ces contradictions.

« Oui, bien sûr, c'est vrai. Pardon, Nathalie, j'oubliais que tu étais postdoc. C'est que tu as l'air si jeune !… »

Lucia a détourné les yeux pour échapper au regard lubrique de son chef de labo, pendant qu'elle nous amenait au bout du bureau des postdocs, où se trouvait une porte qu'elle a poussée:

« Voilà, Professeur. C'est ici… »

Dans ce deuxième bureau, de la même dimension que le bureau des postdocs, avaient été entassés moitié plus de chaises et d'ordinateurs, et une petite armée de thésards s'amassait là, dans un confort relatif. Ils ont tous levé les yeux avec étonnement en voyant entrer leur chef de labo.

Le Professeur Villain a ignoré tout le monde, à l'exception d'un jeune homme, qu'il est allé trouver:

« Ah, mon petit Christophe, viens par ici: nous avons un projet très prometteur à te soumettre… »

Les autres thésards ont lancé un regard mauvais au « petit Christophe », qui s'est docilement levé et nous a suivis dans le bureau du Professeur. Dans le couloir, son directeur de thèse lui expliquait la situation:

« Vois-tu, Christophe, ce collègue est venu me trouver avec un projet très excitant. Vraiment très excitant. Il va te l'exposer, et nous allons travailler ensemble pour établir les données préliminaires qui nous permettront ensuite de faire financer tout ce joli travail… »

Dans le bureau du Professeur, j'ai donc dû me fendre d'une nouvelle explication, en ayant cette fois le plaisir d'avoir affaire à un interlocuteur attentif. Le jeune Christophe m'a posé quelques questions sur le détails des manips à faire, il semblait bien comprendre de quoi il allait s'agir, et après quelques minutes, le Professeur a conclu d'un sonore:

« Eh bien c'est parfait ! Donc Christophe sera votre interlocuteur pour ces manips pré­li­mi­naires, je vous laisse voir ensemble les détails pratiques. Moi, je suis désolé, il va falloir que je vous laisse: on m'attend pour la réunion du comité de l'école doctorale, que j'ai le grand honneur de diriger, et il faut que je file… »

L'étudiant s'est levé et il est sorti, pendant que son directeur de thèse et moi-même prenions nos blousons. En passant devant la secrétaire (dont le sourire adressé au Professeur est resté sans réponse), il m'a glissé:

« Il est bien, ce petit, il est très bien. C'est un étudiant qui ira loin: parmi les neuf thésards de mon labo, c'est clairement lui le meilleur. D'ailleurs, c'est le fils de mon excellent ami, le Professeur Montand. Bon sang ne saurait mentir… »

Et c'est donc uniquement avec le jeune Christophe que j'ai échangé pendant les quelques mois qui ont suivi. Je mettais toujours le Professeur Villain en copie des messages que j'envoyais, et l'étudiant prenait grand soin d'en faire autant, mais nous n'avons jamais reçu de réponse de sa part — même quand nous lui posions explicitement des questions.

Ce petit jeune était effectivement un bon étudiant, et il a très bien travaillé avec les membres de mon équipe. Ses résultats étaient reproductibles, leur interprétation était facile, et ils permettaient de conclure avec optimisme sur la faisabilité des applications médicales que j'avais envisagées. J'ai donc décidé de rédiger un petit article pour résumer nos travaux, et sur ce nouvel exercice à nouveau, le jeune Christophe a fait preuve de belles qualités scientifiques, il connaissait bien la biblio de son domaine, et il a pu écrire la section du manuscrit qui concernait ses expériences, sans que j'aie besoin de corriger grand'chose. Nous avons soumis l'article, qui, après quelques révisions mineures, a été accepté pour publication.

Les choses se présentaient donc très bien, et nous allions pouvoir présenter, dans notre demande de financement, les jolis résultats préliminaires, et montrer qu'ils avaient été publiés. J'ai donc écrit au Professeur Villain pour lui proposer de commencer à travailler sur la rédaction de la demande de financement.

Ce n'est pas par email, mais par téléphone, qu'il m'a répondu:

« Dites, mon jeune ami, qu'est-ce que je vois ? Vous avez publié avec Christophe ? »

J'étais heureux de confirmer:

« Oui oui, il a très bien travaillé, du coup on a inclus ses résultats dans notre article. Il méritait d'être co-auteur, vous aviez raison, c'est un bon étudiant ! »

Mon interlocuteur s'est énervé:

« Mais et moi ? Je constate que vous n'avez pas fait apparaître mon nom dans la liste des auteurs ! »

Effectivement, le Professeur Villain n'avait contribué en rien aux expériences, ni aux analyses, ni à la rédaction de l'article, et je n'avais pas vu de raison d'en faire un auteur. Il fallait apparemment que je lui rappelle ces évidences:

« Ben, non, vous n'avez pas participé à ce travail… Nous vous avons souvent sollicité par email, mais vous ne répondiez pas. Il a fallu faire avec juste l'aide de mon labo, et de ce jeune Christophe. »

« Mais évidemment, que je ne répondais pas ! Vous n'avez pas l'air de savoir à quel point mon temps est précieux ! Au cas où vous l'ignorez, je vous informe que je suis directeur du laboratoire, chef de service à l'hôpital, professeur à l'école de médecine, directeur du comité départemental de… »

« Oui, oui, je sais tout ça ! Et c'est peut-être la raison pour laquelle vous n'avez pas contribué à ce travail, en tout cas le fait est que vous n'êtes l'auteur de rien de ce qui est écrit dans l'article… »

« Ah, mon cher collègue, j'ai l'impression que vous ne mesurez pas les conséquences de vos actions ! Vous devriez savoir que j'ai un certain pouvoir, et que je bénéficie d'une grande réputation dans notre domaine ! Vous savez, j'ai horreur de me mettre en avant, mais vous m'obligez à vous rappeler que je suis co-auteur de 458 articles depuis le début de ma carrière ! »

« Ah oui, si vous vous comportez avec tout le monde comme vous vous comportez avec moi, et que vous tâchez de vous faufiler dans les listes d'auteurs des articles auxquels vous n'avez pas contribué, je veux bien croire que vous en ayez publié beaucoup… »

« Mais bon sang, vous ne comprenez rien ? S'il s'était agi simplement du travail de votre labo, je n'aurais évidemment pas la prétention de demander d'être un co-auteur ! Mais là, vous avez fait travailler mon thésard, la preuve, c'est que lui, il est co-auteur ! Puisque c'est mon thésard, alors je dois co-signer le papier ! C'est aussi simple que ça ! »

« Je ne vois pas le rapport ! Christophe a travaillé sur ce papier, il le signe, et ça ne se propage pas à son directeur de thèse. »

« Eh bien si, justement ! Il est sous mes ordres, donc tout ce qu'il fait, une partie du mérite m'en revient ! »

« Donc c'est de la féodalité ? Vous êtes son suzerain ? Et ce qui lui arrive, c'est à vous qu'il le doit ? »

Alors que notre discussion avait tourné à la vraie engueulade, cette métaphore a eu l'air de plaire au Professeur Villain, qui m'a répondu avec un certain entrain:

« Oui, voilà, c'est ça ! Je suis son suzerain, je suis son supérieur hiérarchique, donc ses productions scientifiques, elles sont un peu les miennes. Donc je dois co-signer cet article: sans moi, il n'aurait jamais fait ces expériences avec vous… »

« Et pour la même raison, il faut aussi que j'ajoute toute la pyramide hiérarchique au-dessus de vous ? Le directeur de votre hôpital, la ministre, le premier ministre, le président ? Il y a encore quelqu'un au-dessus, qu'il faudrait que je rajoute ?… »

Monseigneur Villain s'est définitivement vexé, il m'a raccroché au nez en me traitant de va-nu-pied de la science, de sans-culotte académique, et en me promettant de nuire à ma carrière.

Ma carrière, elle était relativement à l'abri de la hargne vengeresse de ce clinicien vaniteux. Celle du jeune Christophe, en revanche, y était très solidement inféodée — et le pauvre étudiant, tout talentueux qu'il était, a été immédiatement viré du labo pour faute grave. J'en ai conçu une grande amertume, j'estimais qu'il ne méritait pas de punition, j'en venais presque à regretter mon intransigeance… Jusqu'à apprendre que le jeune homme avait pu terminer sa thèse dans un autre labo, qui se trouvait, par le plus grand des hasards, être celui de son père, le fameux Professeur Montand, qui lui a assuré une place de choix dans sa propre seigneurie.

Fin

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