On peut reprocher beaucoup de choses à l'ARN (agence pour une recherche nantie), la principale agence de financement de la recherche en France — mais on ne peut pas leur reprocher de manquer d'imagination. Chaque année, au moment de la publication de ses appels d'offres, la communauté scientifique est amenée à découvrir de nouveaux termes, de nouveaux concepts, dont la variété et la sophistication témoignent de la créativité débordante des décideurs de l'agence. Les produits de l'activité du chercheur sont appelés des « délivrables », les domaines de recherche sont des « défis sociétaux », les différentes catégories de projets sont baptisés « instruments de financement »,… Chaque année, à la rentrée, c'est une nouvelle symphonie de néologismes, toute une palette de notions budgétaires absconses, un vrai bestiaire de barbarismes avec lesquels le chercheur est invité à se familiariser rapidement, et dont les définitions sont, alternativement, inexistantes, ou alors détaillées dans un document d'une cinquantaine de pages.
Cette année, l'ARN n'a pas failli à sa réputation, et elle a introduit dans sa procédure d'évaluation des projets de recherche un mystérieux « droit de regard réciproque ». Tous autant que nous étions, qui avions attendu avec impatience la publication de l'appel d'offres, nous avons immédiatement été subjugués par cette formulation énigmatique. Quelle argutie financière, quelle subtilité politique, pouvait bien se cacher derrière cette expression inédite ? Les rumeurs allaient bon train dans les couloirs de l'institut, quelques collègues imaginaient une sorte de police de l'ARN qui viendrait vérifier le bon usage des financements, d'autres fantasmaient sur un système où le budget de fonctionnement de l'ARN elle-même serait décidé par la communauté des chercheurs… C'est finalement Sophie qui a déniché l'explication, au fond de la 4ème note de bas de page de la 58ème page du document « Guide du déposant », document qui n'était pas accessible depuis la page web de l'ARN, mais dont l'URL était donnée au détour d'un paragraphe du document « Instructions pour les déposants », qui nous avait été distribué par email. Sophie avait de quoi être fière de sa trouvaille, mais il faut bien reconnaître que nous avons tous été un peu déçus quand nous avons finalement compris de quoi il s'agissait : le « droit de regard réciproque », c'était la possibilité, ouverte aux coordinateurs de projets dont la lettre d'intention avait été pré-sélectionnée, mais dont le projet complet avait finalement été refusé, de venir dans les locaux de l'ARN pour se faire expliquer les raisons de leur échec. La note de bas de page précisait que les locaux de l'ARN se trouvent à Paris, et que les chercheurs qui travaillent en province pourraient demander remboursement de leurs frais de déplacement, à condition de fournir un ordre de mission sans frais, délivré par leur laboratoire.
La petite excitation qui avait accueilli cette innovation lexicale est donc vite retombée, et nous nous sommes tous consacrés à la rédaction consciencieuse des projets que nous allions soumettre à l'ARN, chacun dans son « Défi sociétal », chacun selon son « Instrument de financement ».
Comme chaque année, la fin de l'hiver a fait son lot de mécontents (ceux dont la lettre d'intention n'avait pas été pré-sélectionnée), et son lot de mécontents (ceux pour lesquels elle avait été pré-sélectionnée, et qui allaient donc devoir rédiger une version longue, le « projet complet », de ce document qu'ils avaient déjà préparé à l'automne). Cette année, j'ai fait partie de la deuxième catégorie de mécontents, ceux qui étaient invités à poursuivre. Et c'est donc dans l'espoir de recevoir une réponse positive que j'ai patiemment attendu l'été, après avoir soumis mon projet complet.
Las ! Le message que m'a envoyé l'ARN au début du mois de juillet commençait par la formulation traditionnelle « Malgré l'excellente qualité de votre projet, nous sommes au regret de vous annoncer que […] ». J'ai fermé le message sans m'infliger la peine de le lire jusqu'au bout.
Comme à mon habitude, après une déconvenue professionnelle, c'est Jean-Claude que je suis allé trouver. Jean-Claude est un autre chercheur de mon institut, il est un peu plus âgé que moi, et il a déjà expérimenté, avec quelques années d'avances, toutes les petites turpitudes que ce métier me fait endurer — il m'est toujours agréable de l'entendre me raconter comment il s'est sorti des situations pénibles que je peux rencontrer à mon tour. Quand je suis entré dans son bureau, il m'a accueilli avec un grand sourire : « Je suis super-content ! Je viens de recevoir la réponse de l'ARN, mon projet est financé ! Ça faisait 6 ans que ça ne m'était plus arrivé… Et toi, quel bon vent t'amène ? ».
Mes explications ont un peu alourdi l'atmosphère, et mon ami s'est trouvé gêné de m'avoir accueilli avec une bonne humeur aussi flagrante. Il a tâché de trouver un moyen de me consoler : « Tu sais, puisque tu avais été pré-sélectionné, tu peux demander à bénéficier de leur nouveau truc, le “droit de regard réciproque”. Peut-être que tu y apprendras des choses qui t'aideront à améliorer ta candidature pour l'an prochain… ». J'avais oublié cette petite innovation de l'ARN, mais l'argument de Jean-Claude m'a convaincu que ça valait la peine d'honorer cette invitation. Au pire, je n'y apprendrais rien d'utile, mais je pourrais au moins satisfaire ma curiosité : je me demandais un peu à quoi pouvaient ressembler ces gens dont le quotidien est fait de délivrables, de diagrammes de Gantt, et autres joyeusetés que les formulaires de l'ARN avaient fait découvrir à l'ensemble des chercheurs français.
J'ai donc relu le message de refus de financement que m'avait envoyé l'ARN : en fin de message, il était précisé que je pouvais faire valoir mon droit de regard réciproque, et qu'il faudrait pour ça que je me manifeste auprès d'un service dont on me donnait l'adresse électronique. J'ai envoyé mon message, et quelques jours plus tard, j'ai reçu une réponse me demandant mes disponibilités : nous étions une quinzaine de chercheurs déçus, désireux de rencontrer le personnel de l'ARN pour nous faire expliquer où nous avions péché. Devant les difficultés pour trouver une date qui conviendrait à chacun de nous, et à nos interlocuteurs de l'ARN, il a finalement été décidé que la visite aurait lieu à la fin du mois de novembre, donc environ un mois après la date-limite de soumission des lettres d'intention du prochain appel d'offres. Notre interlocuteur à l'ARN ne semblait pas y voir de contradiction, il ignorait apparemment que cette visite devait servir à nous faire améliorer nos projets pour les appels d'offres à venir : il préférait insister sur l'intérêt qu'il y avait à ce que la communauté des chercheurs et le personnel de l'agence apprennent à se connaître.
C'est donc sans grand espoir quant à l'utilité de la visite, mais avec une curiosité réelle, que je suis arrivé sur place le jour convenu. L'agence était hébergée dans un immense bâtiment vitré au cœur de Paris, dont les étages supérieurs dominaient largement tout le reste du quartier. Devant les grandes baies vitrées de l'entrée, deux personnes étaient en grande conversation avec l'un des cinq vigiles qui surveillaient le bâtiment. Je me suis approché : ces deux personnes étaient, comme moi, des chercheurs invités à visiter l'agence, mais le vigile leur refusait l'entrée sous prétexte qu'elles n'avaient pas de badge officiel et qu'elles étaient donc susceptibles de venir y poser une bombe. Les autres chercheurs invités sont arrivés dans les minutes suivantes, et nous nous sommes retrouvés, une quinzaine, à parlementer avec un vigile de plus en plus stressé, et que ses collègues ont rejoint pour équilibrer les débats. Devant notre insistance, ils ont accepté de comprendre que nous étions des invités extérieurs, mais la situation s'est à nouveau dégradée quand ils nous ont demandé l'identité de la personne qui nous invitait : nous n'avions été en contact qu'avec une personne anonyme, qui signait ses messages « L'équipe d'organisation de la mission “Droit de regard réciproque” » et dont l'adresse électronique, « regard.reciproque@agence-recherche-nantie.fr », ne permettait pas de deviner son nom.
Finalement, l'un d'eux a accepté d'appeler son responsable, qui a accepté d'appeler le directeur de l'ARN pour qu'il vienne débrouiller la situation. C'est donc avec une demi-heure de retard sur notre horaire de convocation que nous avons vu arriver un groupe d'une dizaine de personnes endimanchées, qui ont traversé le hall d'entrée et sont venues expliquer la situation aux vigiles. Il y avait là le directeur de l'agence, ses deux sous-directeurs, la responsable de la mission « droit de regard réciproque », ses trois adjoints, le directeur du service « organisation des comités de sélection », et plusieurs autres personnes dont je n'ai pas retenu le titre exact. Cette escorte impressionnante nous a fait traverser le hall d'entrée en direction du grand amphithéâtre. Notre quinzaine de chercheurs, en jean/baskets, faisait contraste au milieu de ce peloton de costumes et de tailleurs, dans le claquement des talons-aiguilles sur le carrelage. Pour tout dire, nous n'en menions pas large : habitués aux murs décrépis et aux faux-plafonds percés de nos universités et bâtiments de recherche, nous étions un peu impressionnés par ce grand hall décoré avec goût. Quelques employés de l'agence, attroupés autour de la machine à café, nous ont dévisagés en souriant : nous devions leur faire l'effet d'un groupe d'écoliers qui visite le musée du Louvre, certains d'entre nous levaient le nez pour admirer le plafond, d'autres ne quittaient pas des yeux la fontaine qui ornait le centre du hall, et nous nous efforcions, tous, de caler notre vitesse sur le pas rapide de nos hôtes.
La journée commençait par un exposé du directeur de l'agence, dans l'amphithéâtre du rez-de-chaussée. Nous nous sommes assis dans les fauteuils rembourrés, et le directeur est monté sur l'estrade. Il avait l'air satisfait ; avant de commencer son exposé, il s'est tourné vers les deux sous-directeurs, pour leur dire : « Vous voyez, on a bien fait de le faire, cet amphithéâtre ! Je savais bien qu'un jour il finirait par servir ! ». Puis il s'est tourné vers nous, et nous a fait un discours d'une dizaine de minutes où il nous a expliqué que le scientifique devait être partie intégrante de la société, et que ses travaux étaient financés par le contribuable, qui avait donc son mot à dire sur les recherches que nous menions. Il a insisté sur l'importance de l'ARN, « courroie de transmission entre la société et ses chercheurs » ; il était heureux de sa formulation, il l'a utilisée plusieurs fois dans son discours, sans pouvoir retenir un sourire de satisfaction à chaque occurrence.
Il est devenu plus grave quand il nous a rappelé que les finances publiques étaient dans une situation précaire, et qu'il était important de rationaliser les dépenses gigantesques que l'État consacrait à la recherche. Il fallait, nécessairement, sélectionner des projets à financer, et abandonner les autres, « parce que le contribuable le veut ». Il fallait une méthode objective pour mesurer la qualité d'un chercheur, et ne faire confiance qu'aux meilleurs, parce que le pays ne pouvait plus se permettre de financer une recherche qui s'apparentait parfois à un gouffre sans fond. Une méthode objective, ça voulait dire un score, une mesure chiffrée, et quoi de mieux que de compter les publications scientifiques, ou, mieux, les brevets déposés par les chercheurs ? Parce que des projets de recherche qui ne mènent à rien de concret, le public en a assez vu, il lui faut des brevets, quelque chose qui nourrisse le tissu économique, qui ensemence le développement des technologies du futur, qui crée de la richesse, « parce que le contribuable le veut ».
À la moue qu'affichaient mes collègues, je crois pouvoir dire que nous ne partagions pas tous sa conception de l'intérêt de la recherche scientifique. Mais nous étions encore un peu impressionnés par la beauté de cet amphithéâtre, la splendeur du bâtiment où on nous recevait, et puis cet homme, directeur de l'ARN quand même, avait l'air si sûr de lui — il était, c'était évident, bien mieux renseigné que nous sur ce que le contribuable voulait. Personne n'a osé se manifester quand, à la fin de sa tirade, il a demandé si quelqu'un avait des questions.
Il nous a alors expliqué qu'il devait nous laisser (des travaux importants l'attendaient), mais qu'il avait été absolument ravi de faire notre connaissance, et qu'il nous laissait désormais en de bonnes mains, celles de la responsable de la mission « droit de regard réciproque », à qui il a lancé un sourire. Il est ensuite sorti de l'amphithéâtre, suivi comme une ombre par les deux sous-directeurs, tandis que la responsable de mission le suivait du regard avec un sourire complaisant. Quand la porte s'est refermée, la responsable de mission s'est tournée vers nous : « Je vais maintenant vous présenter un diaporama qui devrait beaucoup vous intéresser : c'est le détail de la procédure de sélection des projets par l'ARN, procédure, qui, hélas, a rejeté vos projets cette année, mais je suis sûr que ça se passera mieux l'an prochain… ».
Elle est montée sur l'estrade, et nous avons reconnu, sur son diaporama, les pages du document « Instructions pour les déposants », que nous avions déjà tous lues une année plus tôt. Son exposé a été un peu fastidieux, elle se contentait de lire le document, et elle voyait bien, à nos regards ennuyés, qu'elle ne nous apprenait pas grand'chose. Elle tâchait donc de justifier l'importance de son discours en le ponctuant, une fois par diapo, par l'expression qu'elle avait entendue de la bouche de son directeur, « parce que le contribuable le veut ».
Au bout d'une vingtaine de minutes, plus aucun de nous ne semblait vraiment écouter ce discours. Je regardais les membres de l'ARN qui étaient restés dans l'amphithéâtre, et qui s'étaient assis au premier rang. Ils prenaient tous des notes avidement, comme s'ils découvraient le document qui nous était présenté.
À l'issue de son exposé, la responsable de mission a demandé s'il y avait des questions. L'un de mes collègues a levé timidement la main. La responsable de mission lui a donné la parole. Le collègue ne semblait pas avoir été convaincu par ce qu'il avait entendu jusqu'ici : « Ne trouvez-vous pas réducteur de mesurer la qualité d'un projet par des mesures indirectes ? Compter les publications ou les brevets, c'est une méthode très imprécise pour juger de la qualité d'un chercheur… ».
La responsable de mission a souri : « Je me doutais bien que vous poseriez cette question. On nous la pose souvent ! » (murmures d'approbation parmi les membres de l'ARN au premier rang) « Ce qu'il faut bien voir, c'est qu'on ne peut pas financer toute la recherche du monde ! Le contribuable ne veut pas de gaspillage, il ne veut plus de gaspillage ! Il veut de l'efficacité ! ».
« Oui, j'entends bien, et je suis contribuable moi-même, je suis d'accord… mais ma question, c'était : comment pouvez-vous être sûrs que vos évaluations sont les bonnes ? Comment savez-vous que les chercheurs qui publient le plus grand nombre d'articles, ou déposent le plus grand nombre de brevets, sont ceux qui rendent le meilleur service au contribuable ? »
« Quoi, vous êtes contre l'évaluation ? Vous voudriez que la collectivité vous donne des moyens immenses, sans s'assurer qu'ils sont bien utilisés ? Il faut évidemment une évaluation ! Je vous rappelle que vous êtes des agents publics ! »
Plusieurs autres chercheurs sont intervenus en même temps, pour dire tous la même chose : notre collègue ne semblait pas remettre en cause le principe d'une évaluation, il remettait en cause la méthode d'évaluation qu'on nous présentait.
La responsable de mission est restée interdite quelques secondes : « Eh bien… évidemment, que les chercheurs qui publient le plus, ou qui déposent le plus de brevets, sont ceux qui travaillent le mieux pour le contribuable ! C'est une évidence, je ne comprends pas que vous le remettiez en question… ».
Notre premier collègue, encouragé par le soutien qu'il avait reçu du reste de la salle, s'est permis de répondre : « Comment savez-vous que le contribuable veut que nous publiions beaucoup d'articles ? Parfois il vaut mieux faire un seul gros travail que beaucoup de petits… Et pourquoi un grand nombre de brevets rendrait service à la collectivité ? Elle est ensuite obligée de payer des annuités pour maintenir le brevet, et la plupart des brevets coûtent plus qu'ils ne rapportent. Vous êtes sûre de ne pas encourager la dépense, par votre politique ? ».
La responsable de mission s'est agacée : « Monsieur, voyons. Le rôle de notre agence, c'est d'encourager les chercheurs dans les travaux qui bénéficient à la collectivité. Nous avons choisi les meilleurs critères qui soient ! ».
« Mais pourquoi pensez-vous que ce sont les meilleurs critères ? Comment évaluez-vous votre action ? »
« Vous prétendez nous évaluer ? Mais sachez que nous sommes des experts, nous avons beaucoup étudié la question ! »
Une pluie de réactions a ponctué son intervention : « Tout à l'heure vous nous disiez qu'il fallait évaluer tous les agents publics ! Vous en êtes vous aussi ! » ; « Pourquoi vous, vous seriez en mesure de nous évaluer, et pas nous, de vous évaluer ? » ; « Évaluons les évaluateurs ! » ; « Nous aussi, nous sommes des experts ! » ;…
La responsable de mission transpirait à grosses gouttes, elle avait perdu son sourire. Un de ses collègues, au premier rang, s'est levé pour calmer les débats : « Enfin, mesdames et messieurs, pourquoi tant d'amertume ? Nous sommes tous dans le même bateau, nous sommes tous là pour faire avancer la recherche, et faire en sorte qu'elle bénéficie à la société ! Nous sommes là pour vous aider à aller vers plus d'efficacité. ».
La pause-café tombait bien : autour de ces plateaux de pâtisseries, l'ambiance s'est améliorée, et les sourires sont revenus. D'autant que les macarons étaient délicieux, et en abondance. Je me suis approché de la responsable de mission, qui, un verre de jus d'orange à la main, et sans doute encore un peu secouée d'avoir été menacée d'être évaluée, expliquait à l'un de ses adjoints que le nombre de publications ou de brevets était le meilleur indicateur qu'on pouvait imaginer. Son adjoint approuvait avec véhémence, et répétait, sur le ton de l'évidence, la fin des phrases que prononçait sa supérieure. Ils ont interrompu leur exercice d'auto-persuasion à mon arrivée : « Oui ? ».
« Je me demandais… le mail d'invitation à cette journée expliquait que nous y trouverions l'occasion de discuter les raisons de notre échec, et des conseils pour nos futures candidatures. Comment est-ce que ça va se passer ? J'ai apporté mon rapport d'évaluation avec moi, voici les commentaires par les évaluateurs anonymes… ». Tout en finissant ma phrase, j'ai ouvert mon sac et commencé à y chercher la liasse de feuilles que j'avais apportée.
La responsable de mission a souri : « Non, ne vous donnez pas cette peine ! Ne sortez pas votre rapport d'évaluation, je serais bien en peine de le comprendre de toute façon ! Je ne suis pas experte de votre domaine scientifique, vous pensez bien… Non, l'idée que nous nous faisions de cette journée, c'était plutôt de vous donner les clés pour comprendre le fonctionnement du processus de sélection des projets, pour que vous puissiez y répondre plus justement à l'avenir ! ».
« Vous voulez dire… nous présenter le document que vous venez de nous montrer, les “Instructions pour les déposants” ? »
« Oui, exactement ! C'est le document-clé pour tout comprendre à la sélection de vos projets scientifiques ! »
Mon interlocutrice affichait un sourire triomphant, mais je dois dire que sa réponse me décevait un peu. Par politesse, j'ai tâché de le dissimuler :
« Hmm, d'accord. Et, euh, quel est le programme pour le reste de la journée ? »
« Oui, vous faites bien d'en parler : il va être temps de s'y remettre, nous avons une journée chargée, chargée ! »
Puis, haussant la voix pour que tout le monde fasse silence et l'écoute :
« La pause-café va toucher à sa fin. Je vous propose maintenant de passer à l'étape suivante de notre journée : M. le responsable de la mission “modalités d'évaluation des projets” va vous faire un exposé sur les détails pratiques du mode de sélection. Ensuite, nous irons déjeuner, puis cet après-midi, nous vous ferons visiter le bâtiment, pour vous faire découvrir les différentes missions de notre agence. »
Nous avons docilement suivi le personnel de l'ARN, qui rentrait dans l'amphithéâtre. L'exposé suivant a été assez ennuyeux, puisque le diaporama du responsable de mission reprenait mot à mot le contenu de l'autre document que nous avions dû lire l'année précédente, le « Guide du déposant ». Pour donner de l'importance à son propos, il aimait marquer de longs silences d'une seconde ou deux après les phrases sur lesquelles il comptait insister, et qui, généralement, avaient trait à l'expertise considérable des évaluateurs anonymes que l'agence sollicitait. Autant sa collègue avait eu la drôle de tendance de parsemer son discours de « parce que le contribuable le veut », autant, lui, aimait beaucoup utiliser le mot « excellence » et ses dérivés (« des projets d'excellence », « le dossier ne peut pas se contenter d'être solide : il doit être excellent », « des experts internationaux, recrutés sur un seul critère : l'excellence »,…).
La plupart d'entre nous était paisiblement en train de digérer ses macarons en attendant que le temps passe. Nous connaissions déjà le document que ce brave homme était en train de paraphraser, et nous étions en train de perdre l'espoir d'apprendre quoi que ce soit d'utile pendant cette journée.
Lorsqu'il a terminé son exposé, il a demandé à la salle si elle avait des questions. Nous sommes progressivement sortis de notre torpeur, les uns, qui s'étaient avachis sur leurs fauteuils au fil des diapos, se sont redressés, les autres ont regardé autour d'eux en espérant que quelqu'un se charge de poser une question. Après une vingtaine de secondes de silence embarrassant, c'est la responsable de la mission « droit de regard réciproque » qui s'est levée et a annoncé que nous allions déjeuner.
Notre petit groupe a rejoint le restaurant de l'ARN, dans les étages supérieurs. La salle à manger, gigantesque et entièrement vitrée, donnait à voir la ville de Paris qui s'étalait autour de nous. Après un petit conciliabule, nous avons décidé de nous installer à une table qui donnait sur Montmartre, qui brillait sous un joli soleil automnal. La responsable de mission nous a annoncé : « La cantine est plutôt bien, ici. C'est un vrai réconfort, au milieu d'une dure journée de travail. ». Je dois au moins lui donner raison sur un point : le repas a été excellent, il m'a semblé, à lui seul, justifier la journée que nous étions en train de perdre dans ce bâtiment. La bonne humeur avait envahi notre petit groupe, les uns discutaient entre eux, d'autres écoutaient en souriant le personnel de l'ARN nous parler d'efficacité, d'excellence et de contribuable, quant à moi je me plaisais à contempler la salle à manger. Elle occupait un étage entier, et elle est restée pratiquement pleine pendant toute la durée de notre repas. Je me suis tourné vers mon voisin, l'un de ces employés de l'ARN dont je n'avais pas retenu la fonction exacte :
« Il y a beaucoup de monde ! Tous ces gens sont des employés de l'ARN ? Ou cette salle à manger est partagée avec d'autres institutions ? »
Il m'a répondu avec un sourire satisfait :
« Non non, tout ce monde travaille à l'ARN. Les quinze étages du bâtiment appartiennent tous à l'agence. C'est que nous sommes nombreux ! Il y a une vingtaine de services, et une dizaine de missions placées directement sous la tutelle du directeur. Voyez, la mission « droit de regard réciproque », qui organise cette journée, ce sont quatorze personnes qui bossent à temps plein toute l'année ! ».
La responsable de mission, qui avait entendu, a saisi l'occasion pour annoncer à la tablée :
« Je vois que vous parlez de l'organisation interne de l'ARN. C'est très bien, c'était justement la suite de notre programme : nous allons maintenant visiter les différents étages. Nous allons vous répartir en trois groupes de cinq personnes, et chacun de ces groupes sera accompagné par l'un de nous, qui lui fera visiter l'ensemble du bâtiment. »
Mon groupe a commencé la visite par les étages inférieurs. Il s'avérait que le rez-de-chaussée n'hébergeait, en réalité, que ce hall immense qui nous avait tant impressionné à notre arrivée, et l'amphithéâtre. Les premiers bureaux se trouvaient au 1er étage. On nous a fait entrer dans le service intitulé « Coopérations internationales » : de nombreux bureaux, qui bruissaient d'activité, s'alignaient le long des couloirs. Notre guide nous a amenés au bureau du chef de service, qui nous a reçus avec le sourire : « Voici donc nos visiteurs du jour ! Bienvenue ! ». Il nous a ensuite résumé les activités de l'agence pour promouvoir les collaborations internationales. Des financements dédiés étaient réservés aux projets de recherche impliquant un laboratoire français et un laboratoire étranger. J'avais déjà vaguement entendu parler de ces appels d'offres, mais je n'en avais jamais profité ; j'ai murmuré : « Tiens, il faudrait que j'y pense, pour ma collaboration avec Ivanov… ». Le directeur du service a rebondi : « Ah mais oui, n'hésitez pas ! Les taux de succès sont assez bons, nous faisons en sorte que ces appels d'offres soient bien dotés : le contribuable demande des collaborations internationales, il est grand temps que les différents états mettent leurs forces en commun… Alors, Monsieur, dans quel pays travaille votre collaborateur ? ». Il travaille en Bulgarie. À ma réponse, le visage du directeur de service s'est assombri : « Ah, c'est dommage ! La Bulgarie ne fait pas partie des pays partenaires de l'ARN… ».
« Vous voulez dire que ces appels d'offres sont contraints par le pays du collaborateur ? »
« Mais oui, évidemment ! Nous ne pouvons proposer des financements qu'avec des pays qui ont signé une convention avec la France ! Tenez, si votre collaborateur avait travaillé en Roumanie, par exemple… » et il m'a montré du doigt un tableau, au mur, où était écrite une liste de noms de pays, et en face de chacun, l'acronyme d'un programme de financement commun. Triomphant, il a placé son index sur le nom « Roumanie », tandis que je cherchais, en vain, le nom de la Bulgarie dans son tableau. Je voulais protester :
« C'est quand même assez peu logique, ce genre de limitations arbitraires ! On ne va quand même pas choisir nos projets de recherche, et nos collaborateurs, sur la foi de ce tableau qui est affiché dans votre bureau… »
« Et pourtant il le faudrait ! Rappelez-vous que nous sommes l'interface entre le contribuable et le monde de la recherche, c'est nous qui implémentons les choix du contribuable. »
« Vous voulez dire que le contribuable veut que je collabore avec des labos roumains, mais pas avec des labos bulgares ? »
« Eh bien, ma foi oui ! Notre pays a signé des accords avec certains pays-partenaires, et les décisions en France sont prises de manière démocratique. C'est donc la volonté de la population, d'une certaine manière… »
L'employée de l'ARN qui guidait notre petit groupe a alors remercié le directeur de service, qui nous a raccompagnés à la porte de son bureau en souriant. Il a tenu à me serrer la main à ma sortie, peut-être pour me consoler de ne collaborer qu'avec un laboratoire bulgare.
Les étages suivants hébergeaient le service financier, dont le personnel s'est montré affable, mais peu pédagogue (je n'ai pas compris grand'chose au jargon de leurs explications, et la mine défaite de mes collègues chercheurs me fait penser qu'ils étaient aussi perdus que moi). Au-dessus, deux étages étaient occupés par les services juridiques. Notre guide nous a annoncé, au moment d'entrer dans le premier bureau, que c'était là un service essentiel mais méconnu : le directeur de ce service, qui nous a reçus dans son bureau, nous a effectivement expliqué que le procès était une étape importante dans la pratique de la recherche scientifique. Que les brevets pouvaient être attaqués, qu'il fallait pouvoir les défendre, et que réciproquement il fallait pouvoir être « offensif » contre des brevets déposés par nos collègues étrangers. Il utilisait un champ sémantique qui nous était assez peu familier, parfois inspiré du vocabulaire militaire, parfois de celui de la finance internationale. À nos airs déconfits, il a compris que nous étions peu familiers de ces notions. Il a conclu sur un ton paternel : « Oui, c'était la même chose tout à l'heure avec le groupe de vos collègues qui sont passés me voir avant vous. Vous n'avez probablement pas une vision totale de ce qu'est la recherche scientifique, vous avez peut-être tendance à vous concentrer sur votre petit sujet de recherche, votre petit domaine de spécialité, sans vous douter de l'immensité de la partie immergée de l'iceberg… C'est pourquoi je trouve que c'était une excellente idée de vous convier aujourd'hui, ça vous aura donné un vision plus fidèle de la réalité de la recherche scientifique du 21ème siècle. C'est une bonne chose ! ».
Les derniers étages qu'il nous restait à visiter (nous n'allions pas accéder au tout dernier, qui héberge les bureaux de la direction, ni celui juste en-dessous, qui héberge le restaurant où nous avions déjeuné) étaient consacrés à la coordination de l'évaluation des projets de recherche. Notre guide nous a expliqué que cette tâche immense était partagée entre plusieurs services : le service « recrutement des experts anonymes », le service « organisation des comités de sélection », le service « harmonisation des évaluations », et le service « adéquation des financements ». Ces différents services étaient regroupés en une « direction générale de l'évaluation », dont le responsable nous a accueilli par ces mots : « Ah, voici donc le troisième groupe de visiteurs ! Vous étiez probablement loin de vous imaginer, messieurs-dames, que vos projets de recherche étaient évalués par autant de monde ! Figurez-vous que les différents services que j'ai l'honneur de diriger totalisent plus d'une centaine de personnes ! ». Par courtoisie, nous avons fait mine d'être impressionnés par l'importance que notre interlocuteur semblait revendiquer. À nos hochements de tête, il a répondu en souriant : « Oui, c'est vrai, c'est sans doute la mission la plus importante de notre agence… Sans nous, il n'y aurait pas de sélection, donc pas d'efficacité, donc pas de financement, donc pas de recherche en France… ».
Il nous a alors amenés à son bureau, pour nous détailler l'anatomie des différents services et sous-services qu'il dirigeait. Un gigantesque organigramme ornait l'un des murs du bureau, des cadres colorés, reliés par des flèches, y figuraient comme une sorte d'arbre généalogique. Au sommet, un cadre contenait le nom de notre interlocuteur. Il a marqué un silence de quelques secondes en contemplant cette affiche en souriant. C'est l'une de mes collègues chercheuses qui a interrompu sa rêverie : « Et donc, tous ces gens sont les experts qui évaluent nos projets ? ».
Le directeur de la direction générale de l'évaluation a eu l'air surpris de la teneur de cette question : « Euh, non, les experts, ceux qui évaluent vos projets, ce sont des chercheurs, qui sont extérieurs à l'ARN. Là, sur cet organigramme, ce sont les administrateurs : nous ne sommes pas scientifiques ; quelques fois, je m'amuse à lire quelques paragraphes des projets qui passent dans nos mains, et je dois dire que c'est un charabia incompréhensible pour moi ! », puis, se tournant à nouveau vers son organigramme, il a ajouté à voix basse : « Mais c'est vrai qu'il faudrait sans doute mentionner les experts extérieurs, sur ce graphique… Ça va en faire, du monde en plus ! Bientôt le mur ne sera plus assez grand pour mon organigramme ! »
Et c'est sur ces mots, et en remerciant tout particulièrement la collègue qui lui avait donné cette idée réjouissante, qu'il a pris congé de nous.
Notre guide nous a alors ramenés au rez-de-chaussée, où nous avons retrouvé, dans le hall, les deux autres groupes de chercheurs, qui venaient également de terminer leurs visites. La responsable de la mission « droit de regard réciproque » allait conclure la journée :
« D'abord, je voudrais vous remercier de votre venue. Il nous semblait important que la communauté des chercheurs puisse se rendre compte, par elle-même, du fonctionnement de l'agence. Comme vous l'avez vu, le pilotage financier de la recherche est une tâche immense, qui nécessite les efforts de centaines de personnes… ».
Un de mes collègues l'a interrompue :
« Justement ! J'ai été un peu étonné de voir que l'ARN ait besoin d'autant de personnel, et de locaux aussi grands, et aussi luxueux… »
« Luxueux ? » (la responsable de mission ne comprenait pas l'usage de ce mot)
Un murmure a parcouru l'ensemble du groupe de chercheurs, qui semblait confirmer : « oui, luxueux », sans doute influencés par le mauvais état des bâtiments dans lesquels ils travaillent eux-mêmes.
L'un de mes collègues, qui, au cours de la visite du service financier, s'était renseigné sur le montant du budget total de l'agence, a ajouté que, d'après son calcul, le fonctionnement de l'agence elle-même engloutissait un quart du budget qu'elle avait la charge de distribuer aux laboratoires.
La responsable de mission a coupé court au débat, sur le ton de l'évidence : « Ah, mais c'est le prix de l'efficacité ! Rappelez-vous que c'est ce que veut le contribuable ! ».
Fin