L'argent a une odeur

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Notre institut a récemment créé une nouvelle équipe de recherche, dirigée par un jeune chercheur, Romain, fraîchement revenu en France après son post-doctorat à l'étranger. Il est plutôt agréable, ce petit jeune : toujours le sourire, et une sincère envie de bien faire. Il a réussi à obtenir, pour la création de son équipe, un financement national destiné aux jeunes chercheurs qui prennent leur indépendance thématique, ainsi qu'un petit bonus ajouté par la caisse commune des équipes de notre institut, et il est en train d'équiper son labo et de recruter son équipe.

Enfin, en tout cas, il essaye… Car, à chaque nouvel achat, chaque tentative de recrutement, le pauvre Romain se heurte aux obstacles sournois et incompréhensibles que lui imposent les procédures comptables des institutions de recherche et d'enseignement supérieur.

Comme le bureau de Romain est juste à côté du mien, c'est moi que Romain est venu voir à ses premières migraines. Il souhaitait acheter, avec son financement national, quelques appareils un peu coûteux. Il était donc allé frapper à la porte de la gestionnaire de l'institut, la bouche en cœur, pour lui demander comment procéder. Elle était très occupée à ce moment-là, et lui avait simplement répondu qu'il devrait remplir une « DA » grâce à l'« outil Gelsab », qui lui permettrait d'obtenir un « bon de commande ». Devant son regard interrogatif, elle lui avait conseillé de demander aux autres chercheurs — et il était donc venu me trouver, un peu penaud, pour me demander de traduire tout ce jargon.

Le principe général était assez simple, et il ne m'a fallu qu'une minute d'explications pour le lui faire comprendre : le « bon de commande » est un document qu'on envoie aux fournisseurs, et qui tient lieu de paiement (par un procédé mystérieux, les fournisseurs sauront ensuite convertir les « bons de commande » que leur ont envoyés les différents organismes publics, dont notre institut, en un véritable paiement). Nous-mêmes, les chercheurs, ne sommes pas habilités à émettre des bons de commande : c'est notre service de gestion qui s'en charge. Il faut donc signaler à la gestion quel est l'achat qu'on compte faire (nommer la compagnie auprès de qui on compte faire l'achat, et donner le nom, le numéro de référence, le prix de l'article, ainsi que quelques autres renseignements) : c'est cette demande, que nous déposons auprès de notre service de gestion, qui s'appelle une « demande d'achat », ce que les habitués abrévient en « DA ». Les règles de fonctionnement de tous les instituts placés sous la tutelle du principal organisme de recherche français imposent d'utiliser un logiciel appelé « Gelsab » pour remplir cette demande d'achat.

Romain était très reconnaissant : en quelques phrases, je lui avais permis de comprendre comment passer ses commandes. Il m'a chaleureusement remercié, et est ressorti, sourire aux lèvres, pour s'installer à son ordinateur, à son bureau… et revenir deux minutes plus tard :

« Euh, pardon de te déranger à nouveau… Ce programme Gelsab, il s'installe comment ? Tout ce que je trouve sur Internet, c'est un charabia incompréhensible, et nulle part je ne trouve un lien permettant de le télécharger… »

C'est vrai que la situation est un peu compliquée : Gelsab est une telle usine à gaz, tellement pénible à installer et à maintenir, tellement instable, que personne ne l'installe directement sur son poste de travail : il faut se connecter, à distance, à un ordinateur central où ce programme est installé, et se contenter de le faire tourner à distance.

« Attends, attends… Tout à l'heure, tu me disais que ce programme servait juste à communiquer au service de gestion la description des commandes qu'on veut passer. C'est une sorte de formulaire électronique à remplir, et qui leur est envoyé comme un email ? »

« Euh, oui… Enfin, Gelsab sert aussi à remplir nos demandes de mission, quand on part en congrès, mais c'est essentiellement la même procédure, donc oui… »

« Et tu me dis que, pour réaliser ces tâches triviales, le programme est une usine à gaz ? »

Je ne m'étais jamais posé la question. C'est vrai que les quelques services que pouvait nous rendre ce programme ne semblaient pas justifier une telle complexité algorithmique.

« Oui, c'est assez mystérieux… En tout cas, je te confirme que ce logiciel nécessite beaucoup d'efforts de maintenance. D'ailleurs, il est inaccessible une semaine sur trois, pour procéder aux débuggages en tout genre… »

Mon jeune collègue avait perdu le sourire jovial que je lui connaissais. Il m'a simplement demandé comment se connecter à Gelsab depuis son navigateur, puis il est ressorti en me remerciant.

Était-il gêné de me déranger ? Sa question suivante, il a préféré me l'envoyer par email plutôt que de venir à nouveau frapper à ma porte : il avait des difficultés à identifier le nom de la compagnie auprès de laquelle il voulait faire son achat. Il faut dire que la situation est incroyablement confuse : les fabricants de matériel scientifique sont, en général, incapables de nous le vendre — ils savent juste le fabriquer. Ils ne peuvent le vendre qu'à d'autres compagnies, les « distributeurs », et personne n'a jamais vraiment su en quoi cet intermédiaire était nécessaire. Puisque le « distributeur » est une compagnie indépendante du « fabricant », et que nous connaissons les appareils par leur marque (donc : le nom de leur fabricant), il n'est pas évident d'identifier le distributeur à contacter. Certains fabricants ne travaillent qu'avec un distributeur, d'autres avec plusieurs, les tarifs varient selon les distributeurs, et l'identité des distributeurs dépend du pays de livraison — l'identification d'un distributeur peut parfois nécessiter de longues recherches sur Internet. Pour ne rien simplifier, les compagnies qui fabriquent ou qui distribuent le matériel scientifique ont tendance à se racheter les unes les autres à une fréquence qui défie l'entendement, ce qui fait que l'identité du distributeur, et même celle du fabricant, change très rapidement, pour un même article. Le chercheur est donc contraint de se lancer dans un petit jeu de piste à chaque fois qu'il fait un achat, fut-ce pour racheter un article qu'il avait déjà acheté par le passé, et pour lequel il avait déjà dû identifier un distributeur.

Devant la complexité du message que j'étais en train de rédiger par mail pour répondre à Romain, j'ai préféré arrêter de le rédiger à l'ordinateur, pour aller directement tout lui expliquer de vive voix.

Romain m'écoutait, les yeux ronds, en hochant la tête. Quand j'ai eu terminé, il a poussé un soupir, a forcé un sourire pour me remercier, et il s'est tourné vers son ordinateur.

Il a dû lui falloir une demi-heure pour identifier le distributeur, puisque c'est une demi-heure plus tard qu'il est venu frapper à nouveau à ma porte. Il était un peu rouge, et, quand il me parlait, il tapotait nerveusement des doigts sur le montant de ma porte. Il avait finalement réussi à trouver le nom du distributeur, le numéro de référence de l'article dans son catalogue, mais il lui était impossible de trouver le prix, ni les étranges informations que lui demandait Gelsab (un « code famille » et une « matière »). Je lui ai conseillé de s'asseoir face à moi, et j'ai commencé à égrener les réponses :

« Oui, les prix sont rarement indiqués sur les catalogues numériques des fournisseurs. Avec certains distributeurs, ils le sont, mais c'est assez rare. »

« Mais alors pourquoi font-ils un catalogue, s'ils n'y mettent pas les prix ? C'est quand même une information importante ! Ils ne savent pas qu'elle pourrait nous intéresser ? »

« Si, si, certainement… Mais il faut les comprendre : ce sont des commerciaux, et ce dont ils rêvent, c'est de parler avec toi au téléphone, pour te faire la pub du reste de leur catalogue. Tu comprends, s'ils indiquaient le prix de l'article sur Internet, tu pourrais te contenter d'aller regarder leur catalogue tout seul de ton côté, et ils perdraient une occasion de te tenir au bout du fil ! »

« Mais qu'est-ce qu'il y a de si intéressant, à me parler au téléphone ? »

« Eh bien, déjà, ils ne répondront à aucune de tes questions tant que tu ne leur auras pas donné ton nom, ton prénom et ton adresse mail, ce qui leur permet de remplir une liste de destinataires de leurs futurs spams. Et ensuite, eh bien, ils profiteront de la conversation téléphonique pour te demander si tu n'as besoin de rien d'autre, si tu connais leurs dernières nouveautés, tout ça… »

« Mais c'est ridicule ! Si je veux acheter une centrifugeuse, je veux le prix de ma centrifugeuse, je me moque de leurs nouveautés en matière d'oscilloscopes ! »

« Eh bien écoute, tu devrais bientôt avoir l'occasion de leur dire de vive voix, puisque je crois comprendre que tu vas avoir besoin de les appeler pour leur demander le prix de ton achat… »

Romain transpirait, il se balançait nerveusement sur sa chaise.

« Et, euh… ces incompréhensibles “code famille” et “matière”, que Gelsab exige sans me dire de quoi il s'agit ? »

« Ah, ça, c'est parce que chaque achat que tu peux faire va tomber dans une catégorie comptable. Le “code famille”, ça peut être, par exemple, “centrifugeuses et leurs accessoires”, et c'est celui que tu choisirais pour acheter ta centrifugeuse ; ça peut être “oscilloscopes et leur connectique”, et c'est celui que tu choisirais pour un oscillo ;… »

« … Mais… c'est complètement redondant avec le nom de l'article à acheter… pourquoi est-ce qu'ils se sont amusés à créer autant de catégories de matériel ? »

« Je ne sais pas trop. En tout cas, chaque fois qu'on fait un achat, on doit choisir son “code famille”, et il y en a des centaines de possibles, du coup c'est sûr que ça prend un peu de temps de choisir le bon. »

Romain avait les yeux hagards, il répétait : « Mais pourquoi ? Pourquoi ? ».

Je n'ai pas su lui donner de vraie réponse. J'ai hasardé :

« Je ne sais pas… peut-être qu'il y a un statisticien fou, parmi les comptables du ministère, qui a envie de savoir quel montant les labos français dépensent chaque année en “centrifugeuses et leurs accessoires”, en “oscilloscopes et leur connectique”, du coup il nous demande de lui dire dans quelle catégorie tombe chaque achat, ça lui permet de faire ses décomptes plus simplement… »

Romain n'écoutait plus vraiment. Les yeux dans le vague, il répétait doucement : « Pourquoi ?… Pourquoi ?… ».

Il s'est finalement ressaisi :

« Euh, bon, admettons. Et donc, ça, c'est le code famille. Mais la “matière” ? »

J'ai dû avouer mon ignorance totale :

« Il me semble que c'est encore une catégorisation, donc très redondante avec le code famille. Mais il y a beaucoup moins de catégories proposées, et la plupart n'ont rien à voir avec ce que je veux acheter. Du coup, en général, je la laisse vide… »

Le visage de Romain s'est brusquement illuminé :

« C'est possible ? On peut laisser ces champs vides ? »

« Ben, je ne sais pas trop. Je dois dire, à ma grande honte, qu'il m'est déjà arrivé de laisser vides le “code famille” et la “matière”, et c'est vrai que j'ai correctement reçu ma demande d'achat, et j'ai pu passer ma commande. Mais un jour, les gens de la gestion sont venus me demander d'arrêter, ils m'ont expliqué que c'étaient eux qui étaient obligés de les remplir pour moi, et j'ai eu un peu honte… »

« Et tu n'en as pas profité pour leur demander quelle était l'utilité de ces catégories ? »

« Si si, et beaucoup de mes collègues avant moi… La gestion nous a répondu qu'ils ne le savaient pas eux-mêmes, mais qu'il fallait le faire. Ça fait partie de la procédure de Gelsab… »

Romain m'a regardé avec incompréhension. Un silence étrange s'est installé pendant quelques secondes, puis il s'est levé et est sorti de mon bureau en me remerciant. Il a dû, avec les renseignements que je lui avais donnés, réussir à commander sa centrifugeuse, puisqu'il n'est plus venu me poser de questions sur Gelsab pour le reste de la journée.

Le lendemain, il avait retrouvé le sourire. Il m'a lancé un retentissant « Bonjour ! » en me croisant dans le couloir, probablement reconnaissant pour les conseils que je lui avais donnés la veille. Pour lui montrer que je ne lui tenais aucune rigueur de ses nombreuses interruptions de la veille, je lui ai demandé avec bienveillance :

« Alors, l'installation se passe bien ? Surtout n'hésite pas à revenir me demander si tu as des questions pour passer tes commandes, je sais à quel point toutes ces procédures peuvent paraître mystérieuses… »

« Oh non, ne t'inquiète pas, maintenant je crois avoir tout compris pour les commandes ! D'ailleurs aujourd'hui je n'ai rien à commander, je vais plutôt m'occuper de recruter le postdoc. J'ai trouvé un super candidat, et il voudrait commencer dès que possible, c'est cool ! »

C'est l'expression « dès que possible » qui m'a fait craindre un nouveau malentendu :

« Ah oui, c'est bien, c'est très bien… Mais dis-moi, quand tu dis “dès que possible”, tu aimerais qu'il commence quand ? »

« Ben, je sais pas, moi, peut-être la semaine prochaine, le temps que la gestion lui prépare son contrat ? »

« Ah, euh, s'il faut attendre que son contrat soit prêt, j'ai peur que ça prenne plutôt deux mois… Méfie-toi ! »

J'étais, pour Romain, un oiseau de mauvais augure, je ne lui apportais apparemment que des mauvaises nouvelles. Son sourire a fondu, son regard s'est assombri, et il a répondu d'une voix morne :

« Ah, oui, je vois… Bon, je vais tout de suite aller voir la gestionnaire en chef, pour voir quand le contrat pourrait être prêt. »

Il s'est éloigné, et j'ai remarqué qu'il n'a pas répondu au « Bonjour ! » sonore que lui adressait Marie.

Ce n'est que quelques heures plus tard, qu'il est venu frapper doucement à ma porte. Il avait l'air abattu :

« Je suis vraiment désolé, je n'arrête pas de venir t'embêter avec mes questions… Mais là je suis vraiment coincé, j'ai à nouveau besoin de ton aide… »

« Aucun problème, il ne faut pas que tu hésites ! Allez, assieds-toi, et dis-moi comment je peux t'aider ! »

« Ben c'est à propos du recrutement de mon postdoc, tu sais ? J'ai vu la responsable du service de gestion, et elle m'a appris qu'il y avait un gros problème. Apparemment, il va être impossible de le recruter… »

Je connaissais bien, notre gestionnaire. Elle aimait beaucoup utiliser l'expression « C'est impossible » quand on lui demandait de faire des choses qui, finalement, l'étaient rarement. C'est donc avec un sourire rassurant que j'ai répondu à mon jeune collègue :

« Oh, ça m'étonnerait… Tu as un candidat, tu as le financement, j'ai l'impression que tous les ingrédients sont réunis pour que tu puisses le recruter ! »

« Non, non… La gestionnaire m'a appris que le financement dont je disposais ne pourrait servir qu'à acheter des consommables ou de l'équipement, et qu'il ne pouvait pas payer des salaires. C'est la première fois que j'entends dire qu'il existait plusieurs sortes d'argent ! Ne dit-on pas que l'argent n'a pas d'odeur ? »

Comme la religion, la gestion des financements de recherche est pleine de profonds mystères, et, comme en religion, ces mystères sont non seulement insolubles, mais ils sont même indispensables à l'existence des services de gestion eux-mêmes.

« Ah oui, c'est un truc que je n'ai jamais compris non plus, mais c'est vrai qu'on a souvent ce genre de contraintes. D'ailleurs quand on dépose des demandes de financement, on nous demande de prévoir à l'avance quelle part sera dépensée en salaires, quelle part en consommables, etc, comme si on pouvait savoir à l'avance si nos postdocs obtiendraient des bourses externes, et comme si on pouvait prévoir l'évolution des prix des consommables… En tout cas, c'est vrai que les financeurs nous imposent souvent des contraintes sur l'usage de l'argent. »

« Mais quel intérêt, pour eux ? Ça ne change rien, qu'ils dépensent un euro qui servira aux consommables, ou un euro qui servira aux salaires, ça leur coûte autant ! Pourquoi est-ce qu'ils s'amusent à fixer ce genre de limitation inutile ? »

« Ça, personne ne l'a jamais su… Mais ça fait partie des règles immuables du financement de la recherche… »

Ma réponse ne satisfaisait évidemment pas le jeune chercheur. Mais une question me taraudait :

« Au fait, pourquoi penses-tu que ton financement ne permet pas de payer de salaire ? Je le connais, ce financement national que tu as obtenu, il est clairement utilisable pour des salaires… »

« Ah oui, le financement national, il était utilisable pour n'importe quoi. Mais la gestionnaire m'avait convaincu de l'utiliser en premier, du coup je l'ai pris pour mes achats d'équipement, et maintenant j'ai épuisé en achats toute la première année de financement. La prochaine tranche ne tombera que dans un an… Du coup pour le reste de l'année, il ne me reste que le bonus que m'avait offert notre institut. Et ce bonus est apparemment réservé à l'équipement et aux consommables… »

Ça, ma longue expérience de l'usage des financements de recherche me permettait de le comprendre facilement : ce bonus que mon institut avait offert pour attirer le jeune chercheur, c'était un reliquat de financements des autres équipes de l'institut, et le plus souvent, ces reliquats sont constitués, justement, de financements qu'on ne peut utiliser que de manière très contrainte.

« Hmm, je vois… mais dis-moi, pourquoi est-ce que la gestionnaire t'avait dit d'utiliser en premier ton financement national ? C'est effectivement dommage de l'avoir gaspillé pour des achats qui étaient accessibles à ton autre financement ! »

« Oui, hein ! Si elle me l'avait conseillé, c'était pour des raisons qui m'avaient semblées bizarres, mais je n'avais pas osé demander de détails. Elle m'avait raconté que la première année de ce financement devrait intégralement être utilisée avant le 31 décembre, sinon j'allais perdre la partie non utilisée. C'est franchement grotesque : je viens de m'installer dans l'institut au mois d'octobre, et on m'annonce que la première année de ce financement doit être intégralement utilisée en trois mois ! Et forcément, si je me force à tout dépenser maintenant, cet argent manquera la dernière année… »

J'avais effectivement déjà entendu parler de contraintes un peu curieuses, avec des financements qui devaient être intégralement utilisés avant la fin de l'année civile, quelle que soit la date de démarrage réel du financement. Il doit exister des gens, quelque part dans les services financiers des agences de financement, qui ne sont pas capables de faire une soustraction et de gérer correctement un contrat qui ne commence pas le 1er janvier pour se terminer le 31 décembre…

Mon jeune collègue était effondré :

« À cause de ces idioties, je vais devoir dire au candidat que je ne pourrai le recruter que l'an prochain ! Alors que j'ai de l'argent disponible, que j'ai besoin de ce chercheur, et qu'il est prêt à venir tout de suite ! C'est sûr qu'il n'aura pas la patience d'attendre aussi longtemps, et il va partir dans un labo où les gestionnaires savent faire correctement leur boulot… »

Sa dernière phrase en disait long sur l'impression générale que Romain semblait tirer de ses premières expériences de chef d'équipe dans notre institut. Je me devais de l'aider à trouver une solution, à la fois parce qu'il en avait besoin, et parce que notre honneur collectif était en jeu.

« Tu sais, ce genre de situation n'est pas rare, où un chef d'équipe veut recruter quelqu'un, mais que ses financements sont réservés aux achats d'équipement ou de consommables. Dans ce cas-là, ce qu'on fait habituellement, c'est qu'on échange avec une autre équipe : une équipe donne du financement “salaire” à l'autre équipe, en échange de financement “équipement”, et tout le monde est content ! »

L'espoir renaissait chez mon jeune collègue :

« Ah oui, c'est possible, ça ? Ça me rendrait bien service ! »

« Ben écoute, on a demain une réunion de chefs d'équipe : il te suffira de demander qui, parmi les autres, a un financement autorisant les salaires, et vous pourrez faire l'échange ! »

C'est avec une voix hésitante que, à la fin de la réunion, notre nouveau collègue a poliment demandé si quelqu'un pouvait le dépanner de quelques mois de financement de salaire de postdoc, en échange d'un montant équivalent pour acheter équipement ou consommables.

Sophie a aussitôt ajouté qu'elle-même, dans la même situation, cherchait quelques milliers d'euros de salaire. Les gens se sont regardés, un peu gênés : personne ne semblait pouvoir les dépanner, et Pierre, après un moment d'hésitation, a déclaré qu'il était également intéressé si quelqu'un avait du salaire à proposer.

C'est finalement Solange qui a dit qu'elle devait avoir quelques milliers d'euros de reliquat, utilisables pour du salaire, après le départ d'un postdoc de son labo. Le problème, c'est qu'il n'y avait assez d'argent que pour dépanner une équipe, et elle ne pourrait pas aider à la fois Romain, Sophie et Pierre. Sans se démonter, Pierre a alors répondu :

« Mais si tu veux, je t'offre, en consommables, plus que ce que tu me donnes en salaire ! On peut dire que, pour 1000 euros que tu me donnes en salaire, je te donne 1100 euros en consommables, ce serait OK ? »

Loin de s'offusquer de ce marchandage, Solange l'a accueilli avec le sourire :

« Ah oui, très bien ! », puis, se tournant vers Romain, puis vers Sophie : « Et vous, est-ce que vous pouvez proposer mieux ? ».

Romain était interdit, il restait la bouche ouverte. Sophie a risqué :

« Moi, je peux peut-être te proposer 1150 euros pour 1000 euros de salaire… »

Pierre a tout de suite réagi :

« Je donne 1200 ! 1200 euros de consommables pour 1000 euros de salaire ! Qui dit mieux ? »

Devant le silence des autres enchérisseurs, Solange a donc adjugé l'échange à Pierre, et mis un terme à cette curieuse bourse d'échanges entre les deux monnaies distinctes que constituaient les « euros-salaire » et les « euros-consommables ».

Dans l'après-midi, j'ai voulu aller voir Romain, pour réfléchir avec lui à d'autres solutions. Je ne l'ai pas trouvé dans son bureau, et le lendemain non plus. On a su, par la suite, qu'il était retourné travailler en tant que postdoc dans son ancien labo à l'étranger, et qu'il avait préféré renoncer à la direction d'équipe dans notre institut.

Fin

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