La solution miracle

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Le directeur de notre institut nous a envoyé un message collectif, où il était fier de nous annoncer que l'institut allait entrer dans l'ère de « la science 2.0 ». Après deux ou trois phrases où il se félicitait du choix de cette formulation, il expliquait ce qu'elle recouvrait : il avait, disait-il, décidé de prêter une oreille plus attentive aux doléances des chercheurs de l'institut, et il nous invitait tous à lui signaler quelles seraient, selon nous, les meilleures pistes d'amélioration de notre productivité scientifique. Nous avions deux semaines pour remplir ces « cahiers de doléances électroniques », en lui envoyant, en réponse à son message, les suggestions que nous pouvions imaginer.

C'est donc avec un intérêt certain que nous avons tous ouvert le message qu'il nous a envoyé au bout des deux semaines, et qui faisait la synthèse des retours qu'il avait reçus. Il y remerciait les 32 chercheurs qui lui avaient répondu, et précisait qu'il avait également incorporé aux résultats ses propres suggestions, puisque, chercheur lui-même, il n'y avait pas de raison qu'il ne puisse pas participer. Il synthétisait ensuite les diverses contributions, qu'il avait pu rassembler en deux catégories principales : la première (97% des contributions) regroupait les messages qui se lamentaient de la difficulté de trouver des financements pour nos travaux ; la deuxième (3% des contributions) se félicitait de ce que notre institut entre dans l'ère de la science 2.0, et demandait à ce que ce management moderne et visionnaire soit encouragé davantage.

Soucieux de traiter de façon équilibrée les deux conclusions principales de son enquête, il avait donc consacré ensuite une semaine à chercher des solutions pour chacune. C'est finalement la deuxième catégorie qui a été traitée le plus rapidement : notre directeur a fait mettre à jour la page web de l'institut, pour qu'elle mentionne désormais le concept de « science 2.0 » et témoigne de notre expérience en la matière. La première catégorie lui a visiblement donné un peu plus de difficultés, mais il a fini par trouver un début de solution : il nous a annoncé qu'il avait identifié un cabinet de consulting en communication, qui avait une longue expérience dans le conseil à la rédaction de demandes de financements, et que ce cabinet nous enverrait un de ses experts pour nous expliquer comment il convenait de rédiger nos projets scientifiques pour maximiser leurs chances de succès.

C'est donc avec un mélange de curiosité et d'inquiétude que nous sommes allés écouter, dans le grand amphi de l'institut, l'exposé de ce spécialiste en rédaction de demande d'argent. Le directeur de l'institut a pris la parole pour nous rappeler l'importance d'obtenir des financements pour nos travaux, il a remercié le monsieur de s'être déplacé, il a conclu en lui demandant de nous donner sa recette miracle pour décrocher tous les contrats auxquels on candidaterait, puis il est allé s'asseoir au premier rang.

L'expert a commencé par nous expliquer que le principal défaut des chercheurs, c'était leur pessimisme, et leur souci des petits détails qui ennuient tout le monde. Il avait de jolies diapos colorées pour illustrer son argumentaire, on y voyait le dessin d'un vieux chercheur en costume sombre qui ânonnait des formules mathématiques (toutes fausses ! mais il a pris nos sourires pour des signes d'intérêt) devant un type qui tenait un gros sac d'argent, et qui s'ennuyait visiblement. Dans la diapo suivante, un jeune chercheur en t-shirt montrait un tableau où des mots-clés (« intelligence artificielle », « bottom-to-top », « network analysis ») étaient reliés par des flèches, et le type avec son sac d'argent écoutait en souriant. La conclusion s'imposait à notre expert : pour être financé, il ne faut pas s'embarrasser de détails scientifiques, il faut faire rêver le financeur. On le fait rêver, en faisant danser devant lui les mots qu'il veut entendre. Qui, de nos jours, a besoin de savoir s'il faut un signe « + » ou un signe « − » entre les deux termes d'une équation ? Ce qui compte, c'est la vision à long terme, l'impact sociétal, et c'est ça que le financeur a envie d'entendre. Il ne faut pas l'ennuyer avec nos états d'âmes sur la rigueur des équations, le pauvre — il faut lui montrer que nos équations vont révolutionner la société !

Ma collègue Marie, qui avait envie d'en savoir plus, a demandé un exemple concret (« parce que moi, vous savez, je travaille sur quelque chose qui n'a rien à voir avec l'intelligence artificielle ! »). L'expert a souri, et lui a dit que ce n'était pas grave, qu'il y avait des gens très bien qui faisaient autre chose que de l'intelligence artificielle. Ce qui compte, a-t-il ajouté, c'est l'état d'esprit : il faut montrer notre science sous un jour attrayant, optimiste. Devant le regard interrogateur de Marie, il a senti qu'il fallait qu'il fasse une démonstration : « Eh bien, par exemple dites-moi une chose qui est ennuyeuse, pénible, et moi, je vais la reformuler de façon positive. Allez-y, donnez-moi un exemple d'une chose qui vous déplaît ! ». Alors Marie lui a parlé des politiques de financement de la recherche, qui sont trop avares et ne financent que 5% des projets que nous leur soumettons. « Parfait ! Voici ce que j'en dirais : ce programme de financement est extrêmement ambitieux, la preuve, c'est qu'il est hyper-sélectif, et ne sélectionne que les 5% des projets les meilleurs ! ».

Notre directeur, au premier rang, a eu l'air ébloui. « C'est vrai que c'est bien plus attractif, présenté comme ça ! ». L'expert lui a adressé un sourire, puis s'est tourné à nouveau vers nous : « Vous voyez ? Ce qu'il faut, c'est de l'enthousiasme, pas des équations ! ».

Il a continué son exposé en nous parlant des améliorations possibles dans l'organisation de la recherche. Puisque les instituts sont évalués sur le nombre de leurs publications scientifiques, il faut fusionner les instituts ! Comme ça, le nouvel institut, plus gros, a plus de publications, donc il est plus excellent. Jean-Claude, qui était assis à côté de moi, a protesté : « Mais enfin, c'est ridicule ! C'est normal que l'institut fusionné publie plus, puisqu'il contient plus de chercheurs ! Mais dans les faits, ça ne change rien à la façon de travailler des membres de l'institut, c'est juste de la décoration, de l'affichage ! ». L'expert a affiché un grand sourire : « Oui, c'est ça le miracle ! Sans rien changer à votre façon de travailler, vous devenez plus excellents, d'après des marqueurs objectifs et mesurables ! C'est bien la preuve que c'est une amélioration organisationnelle, puisque le travail de recherche, lui, il n'est pas affecté par la fusion ! ». Jean-Claude est resté la bouche ouverte, et notre directeur a applaudi (« Mais c'est génial ! »).

L'expert déployait de grands efforts pour nous montrer comment nous pouvions nous améliorer. Il multipliait les exemples, les analogies, les raisonnements. À Isabelle, qui lui demandait comment identifier les mots-clés qui feraient plaisir aux agences de financement, et comment trouver un moyen d'y raccrocher nos projets de recherche, il a répondu par une question. « Vous connaissez les frères Borozoff ? ». Murmures amusés dans la salle ; c'est moi qui lui ai répondu : « Ah oui, ces deux clowns ! Sur des plateaux télé, ils répètent des mots compliqués qu'ils n'ont pas compris, et ils font tout pour obscurcir leur propos avec des termes scientifiques mal choisis et des approximations hasardeuses ! J'ai un pic de tension artérielle à chaque fois que je les entends parler de science… ». L'expert m'a froncé les sourcils : « Eh bien, figurez-vous que ce sont eux, qui ont raison ! Eux, ils vendent du rêve ! Qui se soucie de ce que leurs équations soient justes ? Ce qui compte, c'est qu'ils emploient un vocabulaire qui impressionne, et qui donne au téléspectateur l'impression qu'ils sont intelligents ! ». Mes collègues autour de moi ont grogné leur désapprobation (« À quoi servent les équations si elles sont fausses ? », « On n'est pas des publicitaires ! », « C'est de la malhonnêteté intellectuelle ! »). L'expert ne s'est pas démonté : « Alors, à votre avis, pourquoi est-ce qu'ils sont invités sur les plateaux télé ? ». Devant le silence gêné de la salle, il a répondu à sa propre question : « L'agence de financement, elle est dans la même position que le présentateur télé ! Elle doit donner l'impression au public qu'elle fait faire de la science ! Et peu importe s'il y a une équation fausse par-ci par-là, ça, ce sont les chercheurs du futur qui les corrigeront… En attendant, il faut aider l'agence de financement à se justifier auprès du public, et pour ça, il n'y a rien de mieux qu'un vocabulaire pseudo-scientifique au milieu de phrases qui décrivent des trivialités. Faites la même chose dans vos demandes de financement, vous faciliterez le travail des financeurs ! ». Notre directeur a pris un air rêveur, il souriait en opinant lentement de la tête.

« Maintenant, a ajouté l'expert, je dois vous parler des offres que mon cabinet propose aux instituts de recherche comme le vôtre. Moyennant rétribution, nous pouvons vous aider à reformuler vos projets, pour les rendre plus attractifs. Vous nous fournissez la science ennuyeuse, et nous la transformons en une demande de financement qui sera assurée de plaire aux agences ! ». Notre directeur a été brutalement tiré de sa rêverie : « Moyennant rétribution ? Combien ? ». L'expert a semblé un peu gêné, il a commencé par nous rappeler que son intervention du jour était gratuite, et il a insisté sur la longue expérience de son cabinet. Voyant que toute la salle attendait impatiemment une valeur chiffrée, il a dû la donner : « Dans notre offre premium, où nous commençons par faire une analyse sémantique des mots-clés utilisés par les projets précédemment financés, où nous reformulons chacune des phrases qui nous semblent connotées de façon pessimiste, et où nous vous garantissons une maximisation de l'attractivité… » (la salle était pendue à ses lèvres) « … nos tarifs se chiffrent à 299 792,458 € par projet déposé ». Le chiffre a soulevé un murmure d'étonnement et de colère de la part des auditeurs. « C'est que, a dit notre directeur, c'est à peu près le montant moyen d'un projet typique tel que nous les soumettons… Nous n'avons pas les moyens de payer une telle somme, elle doublerait le coût de nos travaux… ».

L'expert avait visiblement anticipé la remarque : « Mais rassurez-vous ! L'agence nationale de financement a adapté ses règles ! Il est maintenant possible d'inclure, en coûts indirects du projet, le coût de notre prestation. C'est la colonne “Coûts annexes liés à la préparation de la proposition”, dans le tableau financier de leurs formulaires de candidature… ». Jean-Claude s'est écrié : « Ah, c'était ça ! Zut, dans mon dernier projet, j'y ai mis le montant de mon salaire, versé par l'université, pour le temps que j'ai passé à rédiger le projet : je pensais que c'était une façon de rembourser l'université pour le temps passé à demander de l'argent… ». L'expert lui a adressé un sourire condescendant : « Vous voyez, c'est bien la preuve qu'il faut laisser à de vrais spécialistes le soin de rédiger vos demandes de financement… ». Notre directeur a hoché la tête, en lançant un regard plein de reproche en direction de Jean-Claude.

L'expert a poursuivi : « Donc finalement, pour vous, le processus est entièrement transparent ! Au lieu de demander votre budget habituel, vous demandez le double, et c'est comme ça que vous pourrez payer notre participation. Vous recevrez l'autre moitié, cet argent dont vous aurez besoin pour vos travaux, sauf que grâce à nous, vous multipliez vos chances de succès ! C'est du gagnant-gagnant ! ». Sophie, dans un coin de la salle, a gromelé suffisamment fort pour être entendue « Oui, mais pour le contribuable, ça coûte deux fois plus cher pour le même travail scientifique à la fin… ». L'expert a fait semblant de ne pas entendre, et notre directeur s'est détourné de Jean-Claude, pour adresser un regard noir à Sophie.

« Si vous n'avez plus de question, je pense que mon intervention touche à sa fin… » a conclu l'expert. C'est le moment qu'a choisi Jérôme pour signaler que, si effectivement la reformulation des projets augmente les chances de succès, alors rapidement tous les labos vont s'y mettre, et au final on sera toujours en compétition avec des projets aussi bien ficelés que les nôtres — nos chances de succès vont revenir à leur taux actuel, la seule différence c'est qu'on sera désormais obligés de passer par les services de ces reformuleurs de projets… Le visage de notre directeur s'est assombri : « C'est vrai. C'est tout à fait vrai… », puis il s'est illuminé : « Il faut donc se dépêcher de le faire avant les autres, avant que les autres labos ne découvrent eux aussi la combine ! ».

Fin

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