Le statut de fonctionnaire

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Il circule parfois, dans les journaux et dans les discussions de comptoir, des affirmations contre lesquelles aucune argumentation raisonnée ne pourra jamais rien. On aura beau les démentir, démontrer le contraire, multiplier les contre-exemples, ces idées re-surgiront, telles le Phénix, et seront toujours déclamées sur le ton de l'évidence par des gens qui ne se donneront pas la peine de les justifier. Ainsi, selon un mème populaire, il y a trop de fonctionnaires dans notre pays. Selon une autre idée increvable, la recherche française ne fait plus de découvertes, tout se passe désormais à l'étranger.

Nos dirigeants politiques, face à la conjonction de ces deux rumeurs, ont dû innover : pour renforcer la recherche sans créer de postes de fonctionnaires, ils ont donc inventé de nouveaux statuts, des contrats de chercheurs précaires, hors fonction publique. Nos jeunes collègues connaissent donc le privilège douteux de pouvoir multiplier les contrats courts, choisissant leur laboratoire d'affectation non pour l'intérêt de son projet de recherche, mais pour sa capacité à financer leur salaire pour quelques années.

Le public a fini par s'émouvoir du sort de ces jeunes chercheurs, trimballés de contrat précaire en contrat précaire jusqu'à des âges avancés, et une loi a finalement été votée pour obliger les institutions publiques à convertir ces contrats précaires en postes fixes de fonctionnaires, si une même personne avait occupé le même poste pendant au moins six ans sous une succession de contrats à durée déterminée. Cette loi, la « loi Sauvageon », semblait partir d'un bon sentiment, mais elle a eu des effets pervers : puisque, de toute manière, ni les universités, ni les organismes de recherche n'avaient les moyens de créer autant de postes de fonctionnaires, ils ont simplement refusé de renouveler les contrats de ces jeunes chercheurs au-delà de la cinquième année. Pour plus de sûreté, ils mettaient même toutes sortes d'obstacles administratifs, tout un tas de petites tracasseries, avant de renouveler les contrats à partir de leur troisième année. Il n'était pas rare de croiser dans les labos des « chercheurs-zombies », dont le contrat était en cours de renouvellement depuis des mois, perdu dans les méandres des services administratifs des différentes tutelles, mais qui étaient bien obligés de travailler sans contrat, pour que leur projet de recherche puisse continuer à avancer.

Un jeune chercheur de notre institut se trouvait dans cette situation inconfortable : il travaillait dans l'équipe de ma collègue Isabelle, à qui il donnait toute satisfaction. Isabelle avait obtenu quelques financements, et avait donc naturellement proposé à ce jeune chercheur de prolonger son contrat dans son équipe. Le jeune homme n'était chez elle que depuis un an, mais par malheur, il avait déjà, dans le passé, travaillé pour la recherche publique sous différents contrats précaires (dans son labo de thèse, il avait travaillé un an comme ingénieur en CDD avant de quitter le labo, puis il avait bénéficié d'un contrat de chercheur à durée déterminée, pendant un an, dans une université d'une autre région). Les services des ressources humaines de notre université de tutelle avaient pris peur en voyant que ce jeune chercheur avait déjà trois ans de contrats précaires au compteur ; ils avaient lancé une analyse approfondie de son CV, pour s'assurer que ces trois contrats d'un an ne totalisaient pas déjà six ans de précarité, et que les fonctions qu'il avait occupées dans ces trois laboratoires différents constituaient effectivement des postes différents. Il semblerait que les subtilités de l'addition des nombres réels positifs soient mal maîtrisées par nos services administratifs puisque, après deux mois de réflexion intense, ils n'avaient toujours pas su décider s'ils pourraient effectivement prolonger son contrat.

C'est donc une Isabelle soucieuse qui est entrée ce jour-là dans mon bureau. Après m'avoir demandé si j'avais cinq minutes à lui consacrer, elle s'est assise face à moi et a commencé à se lamenter sur son sort. Le jeune chercheur, qui y mettait beaucoup de bonne volonté, avait bien voulu travailler sans contrat pendant deux mois, contre la promesse que sa situation serait rapidement régularisée. Les deux mois venaient de s'achever, le jeune chercheur demandait de façon de plus en plus pressante à ce que son contrat soit signé, et son salaire, versé, et Isabelle venait d'apprendre, de la part de la gestionnaire de notre institut, que la situation n'était toujours pas débloquée. Elle venait me demander mon aide : « La gestionnaire m'assure qu'il est impossible d'établir le contrat. Mais, tu le sais comme moi, quand un administratif te dit “C'est impossible”, la plupart du temps ça veut juste dire “Je n'ai pas envie de le faire”… Je sais que la gestionnaire t'apprécie particulièrement : tu ne voudrais pas venir avec moi, pour essayer de la convaincre ? ».

Je bénéficiais effectivement, depuis quelques années, d'une certaine bienveillance de la part de la gestionnaire : depuis que je lui avais montré comment programmer une sauvegarde automatique hebdomadaire de son disque dur, elle me considérait à la fois comme un génie de l'informatique, et comme un allié sur lequel elle savait pouvoir compter. En retour, elle manifestait souvent à mon égard un zèle que m'enviaient mes collègues : ce qu'elle leur annonçait « impossible », à eux, l'était rarement pour moi.

J'ai donc accompagné Isabelle dans le bureau de la gestionnaire. Quand elle nous a vus entrer côte à côte, elle a d'abord cru que c'était moi qui avais une requête à lui adresser : « Ah, je suis sûre que tu viens me voir pour te plaindre du ménage qui n'est pas fait ! J'ai eu la compagnie de nettoyage au téléphone, ils m'assurent qu'ils vont arranger ça ! ».

Il allait falloir déminer le malentendu : j'avais effectivement signalé à la gestionnaire, une quinzaine de jours plus tôt, de gros problèmes dans le nettoyage du laboratoire. Les sols n'étaient plus nettoyés, les poubelles, plus vidées, et la situation hygiénique de l'institut commençait à menacer la qualité de nos expériences.

Isabelle, qui était dans le rôle inconfortable de la solliciteuse, a voulu profiter du fait que la discussion partait dans une autre direction, pour pouvoir amener progressivement sa requête sans brusquer la bonne humeur de la gestionnaire. Elle a donc commencé par faire mine de s'intéresser à mes problèmes de ménage :

« Ah bon, on a une compagnie de nettoyage ? Je croyais que c'était le personnel de l'université, qui se chargeait de l'entretien du bâtiment ! »

Notre gestionnaire était trop heureuse de pouvoir lui re-servir l'argumentaire que lui avait rabâché le service des ressources humaines de l'université :

« Oh, non, ça fait longtemps que c'est terminé ! C'est une directive du ministère, il faut que les universités et les organismes de recherche se concentrent sur leur cœur de métier : l'enseignement et la recherche. Il faut réduire les effectifs de jardiniers, de femmes de ménage, de cuisiniers,…, parce que, tout simplement, une université n'est pas là pour faire du ménage ou du jardinage ! Il y a des compagnies dont c'est la spécialité, ils sont bien meilleurs que nous pour ça, alors, autant leur demander de s'en occuper, et nous, on se concentre sur l'enseignement et la recherche. Chaque tâche est affectée à des spécialistes, c'est bien plus efficace ! »

Je suis intervenu : « Enfin, plus efficace, ça reste à démontrer… à l'époque où les femmes de ménage de l'université se chargeaient de nettoyer l'institut, on n'avait pas des poubelles qui débordaient. Là, cette compagnie extérieure, ils nous ont fait de jolies promesses pour décrocher le contrat, mais maintenant qu'ils l'ont eu, ils ne font rien de ce qu'ils avaient promis. Et nous, on va devoir attendre un an, avant le prochain appel d'offres, si on veut pouvoir en changer… ».

La gestionnaire était contrariée d'avoir été démentie. Elle sentait qu'elle avait besoin de répondre :

« Ah, mais c'est juste parce qu'on n'a pas eu de chance, on est tombés sur une compagnie peu honnête. Mais, franchement, c'est peut-être mieux que ces femmes de ménage fonctionnaires, avec leur emploi à vie, et sur lesquelles on n'avait aucune pression ! »

Je n'étais pas d'accord avec cette analyse, et, sous le regard inquiet d'Isabelle (qui souhaitait garder la gestionnaire dans de bonnes dispositions vis-à-vis de nous), je me suis permis une dernière réflexion :

« Elles n'étaient pas sous pression, mais au moins, les sols étaient nettoyés, donc je ne suis pas sûr qu'il soit utile de les tenir sous pression… Mais bon, espérons que cette compagnie extérieure entende tes arguments ! Je te fais confiance pour ça ! D'ailleurs, ce n'est pas pour cette histoire que nous venions te voir… »

Soulagée de voir que je renonçais à contester les principes de l'externalisation des services de ménage, la gestionnaire a retrouvé son sourire :

« Ah, d'accord ! Alors, que puis-je pour vous ? »

Isabelle s'est risquée :

« Eh bien, tu sais, c'est à propos de Christophe, ce jeune chercheur dans mon équipe. Ça fait deux mois qu'il travaille clandestinement pour nous, il faut vraiment qu'on régularise sa situation… »

Le visage de la gestionnaire s'est assombri.

« Je sais, je sais, Isabelle, mais c'est vraiment impossible. J'ai encore appelé ce matin le service des ressources humaines de l'université, ils sont absolument débordés, ils ne pourront pas s'en occuper avant au moins un mois… »

« Mais ça veut dire quoi, “s'en occuper” ? Aux dernières nouvelles, ils étaient en train de s'assurer que trois fois un an, ça fait strictement moins que six ans. Ils en sont toujours là ?… »

« Oui, enfin, c'est plus compliqué que ça, tu sais… Établir un contrat, c'est un travail très sérieux, la moindre erreur peut avoir de graves conséquences… »

Moi qui connais bien notre gestionnaire, je sais quel est son plus gros point faible : elle est absolument terrorisée à l'idée que la responsabilité pénale de l'institut soit engagée s'il y a un accident, et elle est prête à tous les sacrifices si on réussit à lui démontrer que la sécurité des personnes ou des biens est en jeu. Pour preuve, l'utilisation qu'elle fait de l'expression « par mesure de sécurité », qu'elle conçoit comme une espèce d'argument ultime pour couper court à toute discussion. Si une de ses décisions soulève des protestations de la part des chercheurs de l'institut (qu'il s'agisse des nouvelles règles d'accès au bâtiment le soir ou le week-end, du remplacement de la machine à café, du choix de la couleur du nouveau logo,…), quand elle se trouve à court d'arguments elle nous explique qu'il est indispensable de suivre son avis, « pour raisons de sécurité », formule magique qui ne nécessite pas de justification supplémentaire. J'ai donc dégainé la phrase que j'avais préparée pendant qu'elle répondait à Isabelle :

« Tu sais, c'est très risqué, de faire travailler quelqu'un sans contrat. Imagine que ce chercheur ait un accident, ou qu'il provoque un accident qui blesse quelqu'un d'autre. On nous demandera ce qu'il faisait là, et alors là, bonjour les responsabilités… »

La gestionnaire a tressailli. Autant elle n'avait guère de scrupules à ce qu'un jeune chercheur travaille bénévolement dans l'espoir d'un hypothétique renouvellement de contrat, autant la perspective de se voir personnellement mise en cause pour avoir laissé travailler quelqu'un sans contrat la plongeait dans une terreur incontrôlable.

« Vous voulez dire que… ce garçon travaille, là, en ce moment ? Il est dans l'institut, il manipule des produits, il utilise des appareils ? Sans contrat de travail ? »

Isabelle était incrédule :

« Ben oui, ça fait deux mois que je te le dis… Il faut vraiment qu'on trouve une solution ! »

« Ah mais il faut absolument qu'il arrête ! Il faut qu'il reste chez lui ! Il faut lui retirer son badge d'accès, il faut lui interdire de venir ! »

Ce n'était évidemment pas la solution qu'espérait Isabelle :

« Mais c'est lui qui insiste pour venir ! Il est en train de faire une mesure cinétique à long terme, c'est une manip qui a commencé il y a 4 mois, il doit faire un prélèvement tous les deux jours, et l'analyser. Il sait très bien que, s'il ne vient pas travailler, tout son projet de recherche tombe à l'eau, qu'il faudra tout recommencer ! »

Cet argumentaire glissait sur la gestionnaire, comme des gouttes d'eau sur une plaque de téflon. Je voyais bien que mes deux collègues n'étaient pas du tout sur la même longueur d'onde, elles n'avaient pas les mêmes priorités, et elles semblaient chacune rejeter sur l'autre la responsabilité des éventuels problèmes. Il fallait que j'intervienne :

« Il y a peut-être une solution, qui permettrait de le couvrir, temporairement, le temps que les ressources humaines de l'université lui pondent son contrat ? On peut peut-être le recruter comme stagiaire ?… »

« Pas possible : il faudrait qu'il soit inscrit comme étudiant dans un établissement d'enseignement supérieur ! »

« … lui faire signer une décharge ?… »

« Inutile, elle n'aurait aucune valeur légale ! »

« … lui faire un mini-contrat, pour une durée de deux mois ?… »

« Non, ça impliquerait aussi de vérifier son CV pour être sûr qu'il n'est pas concerné par la loi Sauvageon. »

Isabelle commençait à perdre patience. Elle m'avait recruté comme facilitateur de la négociation, mais mon allusion à la responsabilité pénale de la gestionnaire avait tout fait capoter : désormais, notre gestionnaire était fermée comme une huître, même pour moi, elle refusait d'envisager d'autoriser le jeune Christophe à terminer son expérience de cinétique à long terme. Isabelle est donc intervenue :

« Écoutez, j'aurais vraiment voulu éviter d'en passer par là, mais j'ai l'impression que c'est la seule solution… »

Nous nous sommes tournés vers elle, surpris. Elle a poursuivi :

« J'ai entendu parler d'une start-up qui permet de contourner les effets pervers de la loi Sauvageon. Ils recrutent les chercheurs qu'on leur indique, donc ce sont eux les employeurs officiels. Mais ensuite, on signe une convention avec eux, et le chercheur vient travailler chez nous, sur le projet de recherche qu'on a choisi. Évidemment, dans cette convention, il faut qu'on paye la start-up, et ça coûte plus cher que de recruter directement le chercheur : ils en profitent pour faire du bénéfice sur le dos de notre labo, ils savent qu'on n'a pas le choix… »

J'étais effaré : il y avait des gens suffisamment cyniques pour faire ce genre de business ! Ils n'avaient qu'un travail administratif minime à faire, et ils se sucraient sur le dos des financements de la recherche publique. J'ai regardé Isabelle avec des yeux ronds… C'est la réponse de la gestionnaire, qui m'a tiré de ma stupeur :

« Mais c'est génial, ce système ! Externaliser le recrutement des chercheurs, pourquoi n'y avons-nous pas pensé plus tôt ? Eh bien écoute, Isabelle, si tu peux me mettre en contact avec cette start-up, aucun problème, moi je leur signe cette convention. Tu sais, je suis là pour vous aider… »

Isabelle l'a remerciée, et nous sommes sortis du bureau de la gestionnaire. Je n'osais pas critiquer trop ouvertement le choix de ma collègue, je voyais bien qu'elle n'avait pas d'autre possibilité pour offrir un véritable contrat de travail à ce jeune chercheur. Je me contentais de la suivre silencieusement dans les couloirs. Elle a bien senti ma gêne :

« Écoute, je sais ce que tu penses, et je pense la même chose. Mais mets-toi à ma place ! Si ne je fais pas ça, je vais être obligé de me séparer de Christophe. Pour mon labo, ce serait une grosse perte, pour lui, ce serait le chômage, sans grande perspective de retrouver rapidement quelque chose, et quant à son projet de recherche, c'est bien simple, tout partirait à la poubelle… Je n'ai pas le choix, tu sais… »

Elle avait raison. Chacun de nous est rentré dans son labo, et ma vie a repris son cours normal. Ce n'est que quelques jours plus tard, qu'Isabelle est venue me trouver. Elle était rouge de colère : elle avait appelé la fameuse start-up, pour leur demander leur contrat, et elle venait de le recevoir. Les frais de dossier que demandait la compagnie étaient prohibitifs, ils atteignaient presque le montant du salaire lui-même !

« Les finances de mon labo ne me permettent pas une telle dépense ! Même ça, je ne vais pas pouvoir le faire… C'est foutu, foutu… »

Le hasard a voulu que je reçoive, à ce moment-là, un message de la gestionnaire, qui me demandait de passer la voir en urgence : elle avait convoqué le patron de l'entreprise de nettoyage, il se trouvait face à elle dans son bureau, avec l'employée qui était en charge de faire le ménage dans notre bâtiment. La gestionnaire me demandait de venir faire état de mes griefs.

Quand je suis entré dans le bureau, j'ai trouvé la gestionnaire et le directeur de la compagnie de nettoyage, assis autour du bureau, tandis que l'employée se tenait, debout et penaude, un peu à l'écart. Le directeur de la compagnie m'a expliqué que cette employée était responsable des défaillances que j'avais signalées, et elle était là pour s'engager à travailler mieux à l'avenir. Nos trois regards se sont tournés vers elle. Elle a baissé les yeux, et bafouillé :

« Pardon… Je fais de mon mieux ! Ce n'est pas facile, on me demande de nettoyer quatre bâtiments comme celui-là, chaque jour entre 6h et 8h du matin. Deux heures pour faire tout ça, je suis obligée de passer vite dans chaque pièce… ».

Je n'en croyais pas mes oreilles :

« Hein ? Vous êtes toute seule pour faire l'intégralité des sols et des poubelles des trois étages de notre bâtiment, et vous devez en plus en faire trois autres, le tout en deux heures ? Mais c'est ridicule ! »

Cette fois, c'est son patron qui a baissé les yeux. La gestionnaire s'est plongée dans la liasse de papiers qu'elle avait sous les yeux :

« Si je relis notre contrat, Monsieur, vous vous étiez engagés à ce que votre compagnie fasse l'intégralité du ménage de notre bâtiment entre 6h et 8h, vous ne nous aviez pas dit que vous faisiez faire, à la même personne, trois autres bâtiments en plus, dans le même créneau horaire ! »

Le patron a répondu, gêné : « Vous ne me l'aviez pas demandé… ».

Je ne savais pas trop comment réagir. Visiblement, la pauvre employée faisait de son mieux avec les contraintes irréalistes que lui imposait un patron-voyou. J'étais censé venir me plaindre de la mauvaise qualité de son travail, mais je n'en avais aucune envie.

C'est la gestionnaire, très professionnelle, qui est passée à la charge :

« Monsieur, vous ne respectez pas les termes du contrat ! Si vous n'améliorez pas la qualité de votre service, je vais devoir dénoncer le contrat, et procéder à un nouvel appel d'offres ! »

Cet homme avait visiblement compté sur notre passivité pour faire faire, et mal, par une seule employée, le travail qui aurait dû échoir à une dizaine de personnes. Il savait que l'université n'avait plus de personnel de ménage, et que nous étions obligés de passer par les services de compagnies comme la sienne — il abusait clairement de la situation. Sentant que sa petite rente était compromise, il s'est engagé à faire un effort :

« Écoutez, je crois comprendre que votre institut a besoin d'un service de qualité supérieure. Je peux faire cet effort, et recruter une personne de plus, qui sera uniquement affectée au ménage de votre bâtiment. Ça aura un coût, évidemment, mais je vais faire en sorte de tirer les prix vers le bas. Je sais faire… »

Une idée m'a alors traversé l'esprit. Je me suis tourné vers la gestionnaire : « J'ai une idée ! Une idée pour résoudre le problème d'Isabelle en même temps que notre problème de ménage ! ».

Mes trois interlocuteurs me regardaient avec surprise. La gestionnaire, parce que, dans son esprit, le problème d'Isabelle était de toute manière insoluble, ce pauvre Christophe allait faire ses valises, et on en resterait là. Le patron et son employée, qui ne connaissaient pas Isabelle, mais qui étaient trop heureux de voir que nos menaces de dénonciation du contrat semblaient s'éloigner.

Je me suis tourné vers le patron de l'entreprise de nettoyage :

« Écoutez, voilà ce que nous allons faire. Vous allez identifier la personne que vous voulez recruter, mais vous n'allez pas la recruter ! Ce sera l'équipe de ma collègue Isabelle, qui la recrutera. Quant à vous, vous allez recruter un jeune chercheur de son équipe. »

Tout le monde me regardait avec des yeux ronds. Malgré l'inventivité dont il savait apparemment faire preuve quand il s'agissait d'exploiter ses employés, et de profiter des incohérences de la politique de notre université, le patron de cette entreprise n'avait apparemment jamais encore imaginé recruter un chercheur.

« Une fois que les personnes seront recrutées, chacune remplira le rôle de l'autre. La personne que vous aurez choisie pour faire le ménage, recrutée par le labo, fera effectivement le ménage. Et le jeune chercheur, que vous aurez recruté, viendra travailler au labo… »

Il a fallu que je fasse preuve d'un peu de persuasion pour convaincre la gestionnaire d'accepter cet échange. Le patron de l'entreprise de nettoyage, lui, était instinctivement attiré par l'opacité et la semi-illégalité de ce que je lui proposais : il a accepté sans difficulté.

J'ai donc pu aller trouver ma collègue Isabelle, et lui annoncer sur un ton triomphant que j'avais réglé son problème. Après que je lui aie tout expliqué, elle a un peu froncé les sourcils, mais, privée d'alternative, a fini par accepter. La compagnie a trouvé un candidat pour faire le ménage, elle nous a communiqué son identité : les services administratifs de l'université ont pu lui établir un contrat en quelques jours, en nous félicitant au passage d'avoir enfin réussi à trouver un candidat qui n'avait encore jamais travaillé dans la recherche, gage de protection contre les effets pervers de la loi Sauvageon. Quant à Christophe, il a été recruté par la compagnie de nettoyage, et il a pu continuer à accéder au labo, pour continuer son expérience.

J'étais très heureux du dénouement de cette histoire, et Isabelle m'en a témoigné une profonde reconnaissance. Enfin, les trois premières semaines… Parce que le sort a voulu que notre entreprise de nettoyage soit contrainte de déposer son bilan : l'inspection du travail y a découvert une collection d'infractions, qui ont valu à son directeur un petit séjour en prison. Heureusement, dans l'intervalle, le service de ressources humaines de l'université a fini de vérifier son addition, et a pu proposer à Christophe un nouveau contrat. Le problème, c'est que le contrat de l'homme qu'Isabelle avait recruté pour faire le ménage, lui, courait encore pour trois mois. Le labo d'Isabelle s'est donc trouvé à employer simultanément Christophe et cet homme de ménage, ce qui m'a valu quelques récriminations de la part d'Isabelle. Cet homme, soucieux de bien faire, a donc passé ces trois mois à nettoyer les sols, qui n'avaient jamais été aussi propres. Et pendant ses pauses, il discutait avec les thésards de l'institut pour se faire enfin expliquer les termes techniques qui figuraient dans la fiche de poste qu'avait établie Isabelle pour lui, et que les ressources humaines de la fac avaient validé avec autant d'enthousiasme.

Fin

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