L'éthique c'est fantastique

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D'un naturel habituellement débonnaire, le directeur de l'institut nous a envoyé un email un peu alarmiste. Outre son titre (« Réunion en urgence à 14h »), son contenu énigmatique (« Nous devons discuter d'une affaire de la plus haute importance. Tous les responsables d'équipe sont conviés à 14h dans mon bureau. ») a aussitôt suscité une vague de spéculations dans les couloirs.

C'est donc avec une excitation peu dissimulée que la vingtaine de chefs d'équipe se sont retrouvés à 14h dans son bureau. Il est entré, le visage sombre :

« Bon, si vous avez lu la presse, je ne vous apprends rien… Il va falloir qu'on décide comment se positionner. »

Tout le monde s'est regardé avec surprise. Il fallait croire que nous ne lisions pas la presse… C'est Solange qui s'est risquée à demander des explications : « Euh, pardon, je ne suis pas sûre de comprendre de quoi tu parles… Tu peux détailler, pour ceux qui ne sont pas au courant ? ».

Le directeur a eu l'air surpris ; il nous a dévisagés, puis, admettant visiblement qu'il était le seul à connaître l'affaire qui le tourmentait, il a dû se résoudre à donner des détails. Apparemment, il lui en coûtait. Il a poussé un grand soupir, et a commencé :

« Il y a une rumeur qui tournait par email depuis quelques jours, je l'avais reçue de la part de collègues directeurs d'unités. Et aujourd'hui, un article vient de sortir dans la version en ligne d'un grand quotidien. Il faut croire qu'un haut responsable de la recherche scientifique française est coupable de fraude scientifique, et qu'une proportion de ses publications soient mensongères… »

L'assemblée était surprise ; nous avons demandé à notre directeur qui était ainsi soupçonné d'avoir fait mentir la science. La réponse du directeur nous a tous plongés dans la consternation : c'était le président de notre organisme de recherche, un homme qui avait toujours bénéficié d'une excellente réputation, et dont l'importance des découvertes avait justifié qu'il prenne les commandes du principal organisme de recherche français. Si lui, il avait fraudé, à qui pourrait-on faire confiance ?

Nous avons demandé des détails ; il s'avérait que le laboratoire de ce grand chercheur avait apparemment l'habitude de trafiquer ses résultats expérimentaux, pour confirmer de manière plus convaincante les différentes théories que ce chercheur avait proposées au cours de sa carrière.

Quelques cris de protestation se sont élevés parmi notre petit groupe : « C'est scandaleux qu'un type comme ça ait eu de telles responsabilités ! », « Et dire que son labo a toujours été grassement financé pour faire ce genre de magouilles, alors que nous, qui faisons de la bonne science, on doit se battre pour décrocher trois sous ! », « Je suis sûr que c'est le pouvoir qui l'a corrompu ! »,…

Le directeur de notre institut a interrompu ce début d'émeute : « Bon, et, euh… comment doit-on se positionner, nous ? Il faut savoir qu'il y a une pétition qui a été ouverte sur Internet, pour apporter son soutien à ce chercheur, et on me propose de la signer… Si je signe, ce sera en tant que directeur de l'unité, donc ma signature engagerait un peu tout le monde ici… ».

Marie a bondi sur sa chaise : « Quoi ? Tu envisages de signer une lettre de soutien à un fraudeur ? Et tu ferais ça en notre nom ? Pour moi, c'est niet, évidemment ! ».

Le directeur de notre institut avait l'air embarrassé : « C'est sûr que vu comme ça… Mais il faut que je vous montre cette lettre. Elle présente des arguments qui ne sont pas dénués de fondement… Honnêtement, moi, je me demande si je ne devrais pas signer… ». Il a alors allumé le rétroprojecteur qui était connecté à son ordinateur, et a projeté, sur le mur de son bureau, le texte de la lettre. Le silence s'est fait dans la salle, nous étions tous en train de lire avidement le contenu de cette lettre dont on nous annonçait qu'elle prétendait défendre l'indéfendable…

La lettre commençait par un long éloge de ce chercheur célèbre, qui rappelait ses nombreuses contributions à la connaissance scientifique, et sa réputation, restée immaculée jusqu'à ce jour. Elle détaillait ensuite les circonstances dans lesquelles le scandale avait éclaté : sur un obscur forum électronique, un commentateur anonyme avait signalé que des figures publiées par ce chercheur avaient été manipulées. La lettre de soutien s'élevait contre ce genre de pratiques dénonciatrices, dignes « des heures les plus sombres de notre histoire ». Elle déclarait accorder plus de crédit à un chercheur bien établi, qu'à un internaute anonyme. Et que, à tout prendre, si vraiment les figures avaient été manipulées, les conclusions des articles n'en seraient de toute façon pas affectées. La lettre de soutien se concluait par une attaque en règle contre le journaliste qui avait osé publier un article sur cette affaire dans un grand quotidien national.

Quand nous avons tous fini de lire, Marie est repassée à l'attaque : « Bon, mais alors, c'est vrai, ou pas, qu'il a fraudé ? Tu es allé le regarder, ce forum anonyme ? ». Notre directeur a répondu, un peu gêné : « Oui oui, je suis allé voir… C'est sûr que quand on zoome sur les figures, et qu'on force le contraste, ça ressemble beaucoup à un assemblage artificiel, comme si l'expérimentateur avait voulu coller sur une image des morceaux d'images différentes… ».

Marie a conclu, sentencieuse : « Bon, ben, si les figures ont été manipulées, on ne le soutient pas. Fin de la controverse ! ».

Jean-Claude ricanait : « Et puis cette phrase, qui dit que même si les résultats étaient faux, les conclusions sont vraies… ils prennent vraiment les gens pour des imbéciles ! ».

Tous les regards se sont tournés vers notre directeur. « C'est à dire que… c'est le président de notre organisme qui signe toutes nos attributions de postes et de financement… Beaucoup de mes collègues directeurs d'institut ont déjà signé la lettre de soutien, et si je ne la signe pas, j'ai peur que notre institut soit moins bien doté à l'avenir… ».

Nous avons tous hoché la tête, pensivement. Mais il y avait visiblement encore quelque chose qui chiffonnait notre directeur. Il s'est senti obligé de préciser le fond de sa pensée : « Et puis, il y a autre chose… Dans cet article, qui est sorti aujourd'hui dans la presse, le journaliste fait état de problèmes endémiques dans la recherche française… Il les attribue à la difficulté de financement des labos, qui seraient obligés de se tourner vers des entreprises privées pour trouver des moyens de fonctionner — et il accuse ces entreprises privées d'influencer le résultat de nos publications. ».

Pierre, assis à côté de moi, s'est écrié : « Mais voyons, c'est ridicule ! Jamais ces financeurs n'ont le moindre mot à dire sur ce que nous publions ! Ils financent, et nous faisons la recherche — chacun son rôle, c'est clair depuis le début ! ».

Le directeur de notre institut s'est tourné vers Pierre : « Ben justement, c'est ce que remet en cause le journaliste. Tu sais, Pierre, tu as eu ce financement par une grande entreprise de l'agro-alimentaire ? Elle est citée nommément dans son article… ».

« Hein ? Mais ce sont des gens tout à fait honnêtes ! Et très généreux ! Grâce à eux, j'ai pu faire tourner le labo pendant 3 ans sans autre apport, et ils ont financé deux bourses de thèse en plus des consommables ! »

Marie, suspicieuse, s'est tournée vers Pierre : « Ah oui, ce fameux projet où tu démontrais que des aliments riches en sodium augmentaient le risque de cancer… Et ils fabriquent justement des plats cuisinés pauvres en sodium… ».

Pierre s'est dressé sur ses pieds : « Ah, mais je t'arrête tout de suite, avec tes insinuations douteuses ! Ils m'ont aussi confié un projet où on a démontré qu'un apport en sodium diminuait le risque de neurodégénérescence ! ».

« … et maintenant ils s'en servent pour vendre des boissons isotoniques, riches en sodium, qu'ils conseillent de combiner avec leurs repas pauvres en sodium… »

Le brouhaha a commencé à monter dans la salle. Notre directeur a dû intervenir : « S'il vous plaît, s'il vous plaît ! On n'est pas là pour se chamailler, on est là pour décider si on doit, ou non, apporter notre soutien à notre président, contre ses détracteurs anonymes ! ».

La discussion s'est beaucoup animée. À Jean-Claude, qui faisait remarquer que les entreprises privées devaient trouver un intérêt secret à financer la recherche publique, Solange répondait qu'un forum anonyme n'aurait jamais la même crédibilité qu'un chercheur reconnu. À Pierre, qui expliquait que ses résultats sur le sodium étaient reproductibles, puisque chacun des deux thésards financés par la compagnie d'agro-alimentaire étaient arrivés aux mêmes conclusions, Marie répondait que la vérité n'était affaire ni de réputation, ni de générosité financière. La discussion partait dans tous les sens. Le directeur a dû lever la séance, et renvoyer chacun dans son labo en déclarant qu'une deuxième réunion aurait lieu le lendemain, pour statuer.

Sitôt revenus à nos ordinateurs, nous avons, tous, eu le même réflexe : nous sommes allés nous faire une idée par nous-mêmes de l'authenticité des accusations qui menaçaient le président de notre organisme. Les preuves étaient flagrantes : cet internaute anonyme avait raison, si on zoomait suffisamment sur les figures publiées par le grand chercheur, des traces de copié-collé devenaient très nettes.

Marie a partagé par email l'article du grand quotidien : effectivement, les accusations n'étaient pas seulement dirigées contre le président de notre organisme de recherche, mais contre tout un système où les résultats scientifiques sont peu vérifiables, où les chercheurs choisissent quels réplicats expérimentaux ils publient, en dissimulant ceux dont le résultat ne leur convenait pas, et où des entreprises privées se substituaient aux financements publics, et jouaient un rôle ambigu sous couvert d'aider la recherche. Le journaliste donnait quelques exemples, et les compagnies qu'il nommait avaient effectivement tendance à utiliser, dans leurs publicités et dans leurs demandes de mises sur le marché, les résultats des laboratoires qu'elles avaient généreusement aidés… Le président de notre organisme de recherche était donc accusé d'avoir favorisé les intérêts de son mécène, en faisant mentir les résultats de ses expériences.

Marie et Jean-Claude sont entrés dans mon bureau :

« Alors, qu'est-ce que tu en penses ? On dirait que la Révolution va commencer ! »

« C'est sûr que si tout ça pouvait convaincre le gouvernement de financer lui-même ses chercheurs, ça serait un progrès. Mais j'ai quelques doutes… On risque surtout, collectivement, de tous passer pour des escrocs aux yeux du public ! »

Marie n'aimait pas ma façon de voir :

« Eh bien, justement, il y a des escrocs dans ce métier, et il est important de les dénoncer ! Ce serait d'ailleurs, justement, en les soutenant par des lettres ouvertes, qu'on se solidariserait des fraudeurs aux yeux du public. Il faut clairement dire qu'on dénonce ces pratiques ! »

Solange et Pierre, qui passaient dans le couloir à ce moment-là, ont été attirés par les éclats de voix :

« Ah, vous êtes là ! Alors, vous avez vu ? C'est n'importe quoi, cet article ! Si ça se trouve, cet internaute anonyme n'est qu'un étudiant de licence ! Et c'est sur la foi de ce genre de témoignage qu'il faudrait livrer en pâture l'honneur d'un homme ! »

Marie et Jean-Claude se sont échangé un regard consterné. J'ai senti qu'il était de mon devoir de jouer les médiateurs :

« Enfin, quand même… qui que soit le délateur anonyme, il a eu raison ! L'argent public ne doit pas servir à ça, on est là, au contraire, pour trouver la vérité ! Si notre président a fraudé, il faut qu'il soit puni, malgré tout le bien qu'on ait pu penser de lui… »

Pierre est intervenu : « Mais enfin, tu ne comprends pas ce qui est en train de se tramer ? Si on accuse, comme ça, de généreux financeurs qui sont les seuls à nous soutenir, que va-t-il arriver, à ton avis ? Tu crois qu'il vont continuer à payer nos travaux, si c'est, en retour, pour se faire accuser de manipulation ? Regarde mon labo : comment je vais faire, moi, si je n'ai plus de financements industriels ? ».

Marie l'a toisé : « Eh bien, si tu n'as plus les moyens de répéter chaque expérience cent fois jusqu'à ce qu'elle donne le résultat qui t'arrange, tu te mettras enfin à publier des résultats réellement représentatifs ! ».

Pierre bouillait, et si Jean-Claude ne s'était pas interposé, il ne serait peut-être pas contenté de hurler. Le fait est que Jean-Claude s'est interposé, et que Pierre s'est mis à hurler que Marie était jalouse, parce que son labo à elle était moins bien doté que le sien à lui, et qu'il ne permettait pas à quelqu'un qui ne peut pas recruter plus d'un thésard à la fois, de semer le doute sur la qualité scientifique de ses travaux. Solange ponctuait chaque phrase de Pierre par « Tout à fait ! Tout à fait ! », tandis que Marie, protégée par Jean-Claude, se contentait de regarder Pierre en hochant la tête.

Tous ces cris ont rapidement attiré une dizaine de personnes, et c'est le directeur de l'institut qui est venu disperser tout ce petit monde (« J'ai l'impression d'être un surveillant dans une cour de récréation ! »).

Après une bonne nuit de sommeil, et une matinée passée à travailler, nous nous sommes tous retrouvés, encore un peu à cran, mais plus silencieux, dans le bureau du directeur pour la prise de décision finale. Le directeur nous a accueillis dans un grand sourire :

« Ah, mes chers collègues ! Comme vous avez eu raison, hier, de me montrer à quel point la situation était compliquée ! Comme vous avez eu raison de m'inciter à reporter ma décision de 24 heures ! ».

Le changement de ton était radical, nous étions surpris de le trouver si détendu, et si affable. Pierre s'est risqué à demander une clarification : « Euh, de rien, de rien… Mais… pourquoi était-il si bon d'attendre 24 heures ? ».

Notre directeur a attendu que nous soyons tous assis, puis il nous a expliqué :

« Devant le scandale qu'avait déclenché cette série de fraudes scientifiques, le président de notre organisme vient de démissionner. Du coup, il n'y a plus de raison de le soutenir en signant cette lettre ouverte, ce qui nous permet de ne pas avoir l'air de cautionner ses fraudes. Moi qui étais prêt à la signer hier, j'aurais l'air malin, tiens, maintenant, comme tous mes collègues qui l'ont signée ! ».

Si notre directeur souriait, Solange, elle, était révoltée :

« Mais enfin ! C'est monstrueux ! Pour une rumeur sur Internet, on a forcé un scientifique brillant à démissionner de son poste ! »

Notre directeur a pris un air plus grave :

« Enfin, Solange, c'était une affaire sérieuse, il était accusé de conflit d'intérêts, et tout le monde commençait à en parler, il ne pouvait pas rester à son poste. Un conflit d'intérêts, pour un agent public, pense un peu, c'est la pire des accusations ! Du reste, ne t'inquiète pas pour lui : dans sa déclaration de démission, il a annoncé qu'il quittait la science pour prendre un autre poste. Il devient aujourd'hui conseiller scientifique pour l'entreprise qui finançait son labo ! ».

Fin

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